Fiction

Didier Arnaudet, 2010

Dans cette série intitulée Fictions, Maitetxu Etcheverria photographie des décors de télévision ou de cinéma. Il s’agit de lieux resserrés, isolés, qui n’ont apparemment rien de remarquable, mais donnent les quelques indices nécessaires pour les identifier ou tout au moins leur assigner une place dans une rapide classification. Ils peuvent ainsi être rangés dans des catégories se rapportant à l’autorité, au pouvoir et à l’enfermement. Ce peut être un commissariat, une prison ou un tribunal. Ils se manifestent frontalement comme des centres de décision ou de contrôle, comme des rouages redoutables de planification, de coordination et d’unification. Ils portent aussi tous les poncifs de cette puissance. Poncifs qu’ils ne cherchent ni à supprimer ni même à réduire. Il en résulte cette étrange vacillation qui produit l’adhésion, et procure le crédit indispensable à l’homogénéité de l’image. Ce qui compte, c’est d’arriver à un maximum de netteté et donc de faire confiance au réel enregistré par l’image. Et pourtant, quelque chose grippe le mécanisme, quelque chose ne se contente pas d’exister dans cette situation ainsi régulée. Qu’est-ce qui ne se passe pas ? Qu’est-ce qui reste en travers du regard ? Ce qui ne se passe pas, c’est cette confiance qui ne nous aide pas à saisir à quoi nous sommes véritablement confrontés. Ce qui reste en travers, c’est cet accroc, cette porte entrouverte, ce détail qui intrigue, tout ce qui fait tâche, qui dérange « l’ordre naturel, précipite le regard et provoque la fiction » (Pascal Bonitzer). Maitetxu Etcheverria convoque le réel mais sans respecter le contrat et son programme de validation, tout en conservant la possibilité du retrait, de l’écart, et en acceptant l’épreuve de l’imaginaire et ses imprévisibles ressources de voisinage.

L’enjeu, c’est de faire se rapprocher la sévérité et la souplesse, l’affirmation et la contradiction, la simplicité et l’arrangement plus savant et, à partir de là, de faire se répondre le bloc et la fissure, l’obscurité et la clarté, la maîtrise de la communication immédiate et les méandres d’une connaissance moins évidente c’est-à-dire d’une exploration qui n’est pas à l’abri de la déception. Le vrai ne peut pas se retrouver dans le faux, après que celui-ci a été détourné, piégé ou absorbé par celui-là, ce n’est pas de cette manière que cela fonctionne. Chez Maitetxu Etcheverria, le documentaire et la fiction ne se mélangent pas, n’évacuent pas les différences qui les séparent et ne transforment pas la radicalité de leur opposition en une surprenante continuité. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de confusion revendiquée entre le factice et la réalité dans une démarche qui a pour base la contiguïté et l’indétermination. L’indistinction ne peut être un gage de cohérence. Le réel et la fiction se mettent ici en rapport, échangent des données, des usages, se confèrent une sorte d’accessibilité réciproque, gardent une part de leur secret, et la cohérence vient de là, sans exclure le doute, l’incertitude et la méfiance. L’image ne doit pas être une solution, seulement un problème, comme si un point extrème avait été atteint sans que cela ne soit suffisant pour dénouer le noeud de ses contradictions. Ce qui signifie, rien de fermé ni de circonscrit, mais plutôt une interrogation constante qui se propage sur des niveaux différents, où tout se perd et tout se gagne dans un jeu infini de profondeur et de surface, de proximité et de rupture.

Chacune de ces photographies pointe un vide qui ne relève ni de l’échappée ni de la négation : un espace abandonné par toute présence humaine, tout encombrement inutile, et qui semble en transit entre présence et absence, apparition et disparition. Le vide est cette entreprise par laquelle la violence accepte d’être présente, ouverte, mais en renonçant à se dépenser en une action définissable, saisissable pour se préserver en vue d’une agilité plus puissante, plus secrète, refusant tout ce qui pourrait la déterminer, et cependant au coeur de toute tentative d’approche éclairante. L’image ne sait pas ce qu’elle cherche et du coup, attend ce qui pourrait sortir de la situation. Le vide donne une place à cette attente, à la violence de cette attente. Cette attente ne se situe pas au centre mais au milieu, en résonance avec ce milieu du chemin dont parle Gille Deleuze, et qui ramène à cet événement de s’y inscrire constamment. Elle n’exige pas d’être comblée. Elle s’accorde à ce milieu, à la fois foyer d’équilibre et de basculement, qui ne dépend ni d’un commencement ni d’une fin. Elle appelle le regard sans lui délivrer de message, sinon celui de l’opacité de la transparence la plus brutale, la moins cernable. L’espace ainsi désigné par l’évidement et l’appel qui prend le risque d’être mis en échec n’est pas celui d’une énigme qu’on pourrait peu à peu éclaircir et résoudre, mais celui d’une forme de résistance que le regard a pour tâche de sonder, et plus encore de soustraire à la réduction des fluctuations codifiées de l’apparence. La quête ne se propose pas de rendre plus disponible l’inconnu, mais au contraire de révéler dans le connu la part de ce qui échappe à la connaissance.

Maitetxu Etcheverria sollicite en même temps la scène et les coulisses comme les plateaux d’une même balance. La scène a un impératif, celui de donner à voir. Ainsi pratique t-elle une technique de la capture qui est d’abord un art de mettre au contact, de gouverner au plus près, sans jamais délaisser son objectif. Les coulisses servent avant tout à faire voir et ont pour fonction de disparaître derrière ce qu’elles produisent. Par leurs rassurantes propriétés de liaison, elles retiennent ensemble les morceaux fabriqués, emboîtés d’une reconstitution qui s’impose en se fluidifiant. Maitetxu Etcheverria a besoin de ces deux plateaux, mais ne se satisfait ni de l’un ni de l’autre. D’un côté, elle ne prétend pas avoir accès à cette vérité qui saute aux yeux, mais d’un autre côté, elle ne saurait se contenter de l’évidence factice et de son filet protecteur. Le décor est une réalité qui interprête, aveugle. La réalité est un décor qui appréhende, détrompe. Ils invitent à distinguer leurs principaux aspects : textures, détails, attributs, impacts. Ils se proposent dans un tête-à-tête qui égrène les rappels, les reprises, les retours et les ressauts. Cet exercice périlleux amène ainsi à une intense vigilance pour saisir avec plus d’acuité la nature de ce qui nous lie à toute représentation du monde. Ce qui consiste d’abord à nous conduire à une perception différente, plus acérée, et nous évite ensuite d’ajouter des écrans à d’autres écrans.

Extrait du catalogue Fiction, édité dans le cadre de la manifestation Fictions, collaboration Pollen et Frac Aquitaine.

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