Gilles Dusouchet : À quelle demande des commanditaires devait répondre l’œuvre que vous aviez à concevoir et réaliser ?
Ibai Hernandorena : C’est le fruit d’un travail au long cours qui a duré près de dix ans, jalonné de réunions, d’échanges, et d’une réflexion commune. C’est beaucoup de temps passé ensemble et c’est ce qui, à mes yeux, distingue le protocole élaboré par les Nouveaux commanditaires de la commande institutionnelle ou d’une production en vue d’une exposition. Au départ, il y avait la volonté de signifier l’importance du déplacement, dans les transports urbains, sur un trajet défini, pour des personnes en situation de handicap psychique. Ce moment-là participe à la fois de leur quête d’autonomie et doit leur offrir un repère dans la ville, en l’occurrence sur la commune d’Eysines, à proximité de l’ITEP (l’Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique) qui les accueille en journée. D’où l’idée d’un arrêt de bus. C’était marquer un emplacement dans l’espace public qui figurait leur capacité à circuler seul et qu’ils pouvaient s’approprier, y compris à travers ce qui, dans leur vie, leur tenait le plus à cœur. Pour trois d’entre eux, Olivier, Jérémy et Germain, c’était, respectivement : « Se mettre la tête à l’envers », « Johnny Halliday » et « le sport ». Voilà ce qui était formulé au départ.
Votre première proposition, un abribus sous forme de kiosque éclairé par un plafond lumineux et accueillant une table et un banc circulaires, a dû être reformulée, à la fois pour répondre à de nouvelles normes environnementales et contenir les coûts de production.
En réalité, d’avoir à reprendre cette proposition a été une chance. Entretemps, ma réflexion et ma pratique artistique avaient évolué. Il ne s’agissait pas de poser une œuvre dans l’espace public mais comment investir celui-ci, l’’occuper et donner à la forme, à son design, une fonction autant symbolique que d’usage. Si j’avais à me définir, ce serait d’être d’abord un artiste conceptuel, d’être dans la pensée et d’être le plus libre possible dans le choix du médium. En la circonstance, le fait d’avoir mis sur la table les interrogations des commanditaires, de nous être si souvent réunis autour d’une table, a décidé de la forme, celle d’une table ronde qu’entoure un banc pour en faire le socle d’une sculpture représentant trois des commanditaires. C’était recentrer la commande sur ces personnes qui en avaient été les protagonistes depuis l‘origine, accompagnés d’adultes de l’ITEP, en particulier le Président de l’association Lamothe Lescure Club, Mr Bernard Marteau.
Vous avez intitulé la pièce du prénom de ces trois personnes figurées sur la table : « Jérémy, Germain, Olivier ».
Oui, j’ai longtemps tourné autour de ce titre mais il allait de soi. Cela dit, les représenter à la vue de tous m’a paru délicat. Comment percevrait-on la représentation de personnes qui, du fait de leur handicap, sont considérés en dehors de la norme dans l’espace public ? Or cette proposition a reçu l’accord de tous les intervenants. Jérémy, Olivier et Germain ont acquis une présence qui les fait semblables à tous les passants venus sur les lieux. Lors du scan de leur silhouette avant le moulage en 3D et la réalisation des bronzes, ils ont posé dans la tenue et l’attitude qui leur étaient le plus naturel. C’est eux, tels qu’ils sont, sans y penser. Ce sont les « Illustres » de ma commande, y compris en rapport avec un classique de l’histoire de l’art où l’artiste s’emploie à représenter son commanditaire. Mes « Illustres » ont un caractère universel. Chacun peut s’y projeter.
Vous avez employé des matériaux nobles, le bronze, mais aussi le marbre pour la table qui porte ce groupe et le banc qui l’entoure.
Ce marbre est celui qu’on utilise pour du mobilier intérieur. Je l’ai détourné pour en faire un banc public. Mon idéal aurait été d’en faire une table de pique-nique et qu’on s’y installe en compagnie des trois personnages. Ce n’est pas décoratif, c’est même en lien avec le concept défendu par un artiste tel que Daniel Buren qui vise à sortir l’art des musées pour le faire descendre dans la rue. C’est produire une œuvre qui se donne en partage et se confronte au monde.
Quel sens accorder au choix du lieu où l’œuvre prend place, un terre-plein situé sur la commune d’Eysines, entre deux voies de circulation et deux arrêts de bus ?
C’est en effet un lieu de passage. A priori, on n’a rien à faire là. Il n’existe que pour ralentir la circulation. Désormais, ce rien devient quelque chose. On peut s’y poser, s’y asseoir, s’y donner rendez-vous, se tenir là, entre l’avant et l’après, au milieu du temps, et s’y montrer en présence des trois personnages qui ont inspiré l’existence du lieu et reflètent aussi la nôtre.
à propos de l’œuvre Jérémie, Germain et Olivier