Déplacer des jardins

Déplacer des jardins, 2019
Vues des installations dans le cadre de Rendez-vous aux jardins et Diffractis au jardin, Bordeaux, 2020, 2021

 

Déplacer des jardins, 2019
Série photographique en cours, extraits, 24 x 30 cm chacune

 

J’ai parcouru des jardins. D’ici. Immobile.
Pierres sombres, lisses et plates sur lesquelles me déposer.
Contact minéral, dur et puissant.
Prairies d’herbes hautes, parcelles de terre.
Le regard amarré en un point suffisamment fiable – un pan d’architecture, une écaille de béton, une boursoufflure, un rai de lumière – de quoi permettre à la pensée de s’échapper sans crainte et revenir au terme de son errance. Échappées de conscience, m’entraînant toujours ailleurs, déployant toujours de nouvelles images.
Jardins lointains, vagues, comme l’on dit des terrains, qui naissent de l’abstraction des hommes et se nourrissent de leurs traces.

Je fréquente les jardins mais ne les cultive pas.
Je les traverse. Un jardin ouvert se compose au fur et à mesure de mon cheminement, des parcelles parcourues à celles que je ne connais pas encore. Où la trace que je laisse est celle de mes pas et du contact de mon corps au repos, jusqu’à bien plus tard son enfouissement.
De là naîtra alors mon propre jardin.

Habitante des grandes villes, j’ai apprivoisé la matière urbaine à l’échelle de mon corps en marche, suivant des cheminements autres que les voies déjà tracées, les circulations imposées qui nous donnent à voir un paysage par avance choisi et maîtrisé.
Je n’ai pas ce goût de l’ordonnancement.
Inventer mes propres déplacements, me laisser guider par le regard : le réseau des canaux à Birmingham conduisant à sa périphérie, les terrains laissés vacants le temps des ré-aménagements urbains à Bordeaux… révélant des paysages, des horizons, des points de vues éphémères. Ces espaces en mouvement aux cœurs et aux frontières des villes, reconquis un temps par la nature, comme autant de poches de résistance, portent à la fois la mémoire de la présence humaine ainsi que tous les possibles à venir. Ces ilots sont mes jardins. Surfaces de projection, parcelles d’imaginaires, où rien n’est figé, ni définitivement fixé, se ré-inventant à l’infini à chacun de mes passages.

Ces ilots mouvants, comme des taches de nature urbaine, me ramènent à la couleur, et par la couleur peut-être plus tard à la peinture… Ces jardins imaginaires prennent corps à travers des tapis que je réalise à partir de laine récupérée et de végétaux divers, et qui évoquent l’image du tapis comme « jardin mobile à travers l’espace » développée par Michel Foucault {note}1. Convoquer cette part d’histoire symbolique des tapis et jardins mêlés. Pouvoir me déplacer en emportant avec moi mes jardins, vagabonde, et non pas ancrée à un territoire spécifique, enclos, inamovible. Des tapis comme des jardins, qui transportent en eux-mêmes, s’agrippant à leurs fibres, un peu de la diversité du vivant, tout comme nos semelles transportent un peu de terre d’un terrain à l’autre. Participer de cette façon à cet essaimage du Tiers paysage {note}2 et alimenter ces poches de résistance à l’échelle du corps en marche.

Véronique Lamare

Texte publié dans le catalogue d’exposition Human Nature Nature Humaine

 

Le long de l’Ars. Déplacer des jardins, 2021
Vidéo, 16’55’’
Prise de vue : Karinka Szabo-Detchart

 

Sauf mention contraire, toutes les photographies de cette page ont été prises par Véronique Lamare.

©Adagp, Paris

1Michel Foucault, « Des espaces autres », 1967, in Dits et écrits, tome IV, Gallimard, 1994

2Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage, Sens & Tonka, 2014