La sculpture de Christophe Doucet se caractérise par un rapport originel à l’univers de la forêt landaise. Une profusion d’outils et de machines lui permet d’explorer les ressources de la matière en instaurant un dialogue fécond avec son environnement quotidien.
À la sortie de Taller, en direction de Dax, deuxième route à gauche après le pont. Christophe Doucet a installé son atelier dans une ancienne distillerie de résine et ce choix n’a rien d’anecdotique mais montre la puissance du lien qui le lie à la forêt des Landes. Il utilise des matériaux issus de son environnement quotidien (bois, pierre) ou abandonnés, marqués par les échos d’un monde industriel (éléments en fer, fragments de machines diverses). Ses sculptures conservent la trace, la mémoire des cabanes, des outils et des gestes des forestiers, et de la tension nécessaire à un processus de fabrication pour passer d’un état à un autre. On remarque le caractère rudimentaire des éléments assemblés, une certaine rudesse dans la présentation mais on ne peut douter de l’efficacité des constructions, des objets et des signes proposés (charrues, haches, couteaux, abris, formes familières ou incongrues). Chez lui, les éléments n’ont pas de valeur en soi mais en acquièrent dans leurs échanges mutuels. Il agit sur l’élémentaire et, dans une opération proche de celle de l’alchimiste, il le métamorphose.
La Haute Lande fondatrice
L’après-midi commence dans l’humidité froide du début de ce mois de décembre. Il nous attend et nous entraîne d’emblée dans une visite de son territoire. Il a la générosité souriante de celui qui cherche d’abord à partager et donc son enthousiasme reste prudent, attentif aux réactions, ouvert à l’écoute. Il a ici ses repères, ses ancrages. Il passe d’un chantier à un autre, d’un tronc d’arbre à une vieillie chaudière, d’un espace d’accumulation à un espace d’assemblage, d’un souvenir de lecture à un geste précis, calculé. Il commente, s’interroge et nous sollicite sur ce chaos et la constante recherche du principe qui l’organise. Son atelier a cette démesure qui l’impose comme une réserve inépuisable de forces et de possibilités. Il a avec cette démesure abrupte, rugueuse une relation difficile à définir qui relève à la fois de la pensée, de l’imaginaire, du désir et de l’utilitaire. La proximité de la foret est une donnée fondatrice, récurrente : « La forêt est essentielle dans ma pratique artistique. Je suis issu, par mon père et ma mère, d’une famille landaise, originaire de Luë, dans la Haute Lande, situé entre Labouheyre et Mimizan. J’ai fait mes études secondaires dans un lycée agricole et je travaille pour le compte d’une société d’exploitation forestière depuis vingt-deux ans. La forêt fait donc partie de mon univers et de celui de ma famille depuis toujours. Artistiquement, je vis cet attachement à la forêt très naturellement, comme Giuseppe Penone, fils d’un négociant en châtaignes, dans le Piémont ou Bernard Pages né dans la campagne de Cahors. Symboliquement et pour reprendre Ernst Jünger, la forêt est ce lieu de l’être intime où se joue notre relation au monde. Elle constitue pour beaucoup un enjeu économique ou écologique, Cependant, sa dimension symbolique reste inexploitée. Et c’est la que j’essaye d’être. »
Variations sur un même thème
Le souci de construction est ici évident, et il correspond à la présence d’un outillage impressionnant, de collections d’outils venus de différents pays, de propositions pointues, coupantes, saillantes, de résonances animales, végétales, d’armes primitives, mais aussi de tout un vocabulaire technique emprunté aux métiers traditionnels. « Pour moi, des expériences comme l’achat d’un atelier, d’un poste à souder, d’une forge, d’une tronçonneuse, d’un ordinateur, d’un camion grue, ont été déterminantes. » Christophe Doucet sait que pour construire, il faut aussi savoir détruire. Il se donne tous les moyens de se confronter à ces deux aspects antagonistes et complémentaires. Il faut rétablir un rapport avec une origine enfouie, faire remonter à la surface des bricolages ancestraux mais profiter également des ruptures majeures de la modernité, des ressources d’autres registres et des connaissances actuelles. Ainsi, non seulement chaque sculpture élabore, à partir de matériaux hétéroclites et de pratiques, de réponses variées, une sorte d’unité rythmique visuelle, mais de l’une à l’autre se multiplient des variations, des rappels, qui donnent à l’ensemble l’allure d’un récit fragmenté, éclaté, dont les fils se perdent pour se renouer plus loin et assurer une continuité traversée, aiguillonnée de multiples sollicitations.
Le temps et l’énergie de la sculpture
Dans un rapport pleinement physique mais aussi éminemment poétique, Christophe Doucet s’approprie différents matériaux, gestes, univers pour se livrer à des rapprochements et des agencements à la fois d’ordre formel et énergétique. Et c’est une certaine intensité, une possibilité d’une articulation singulière qui vont retenir son attention et l’appeler à organiser un dessin dans l’espace. « À l’école des beaux-arts de Bordeaux, dans les années 1980, j’ai été très influencé par l’art minimal et les superbes expositions du Capc Musée d’art contemporain. Je dessinais beaucoup, de simples traits à l’encre, sur des centaines de feuilles de papier. Je recherchais une sorte d’épuisement du geste. Mon travail de sculpture d’aujourd’hui est directement lié à cette pratique. L’exécution d’un dessin est très rapide. Il faut quelques secondes pour faire un dessin. Mais après que fait-on de tout Ie temps qui reste ? Ce qui est bien avec la sculpture, c’est que tu passes beaucoup de temps à aller chercher un bout de bois, le couper, le transporter, pour simplement faire le même geste qu’avec le dessin. Tout ce temps et cette énergie, c’est la sculpture. Mon expérience de forestier et les photographies de signes que je réalise en forêt, sont aussi liés à cette pratique du dessin et à l’influence du Land Art. Un signe dans la forêt, c’est du dessin exécuté dans et sur le paysage. Et puis dans la forêt, tu sens l’influence de la bête, les oiseaux, la peur, le danger, les sangliers, la pluie. Tu prends une hache pour couper un arbre. J’ai travaillé avec des bûcherons pendant treize ans et j’ai fait couper des milliers d’arbres. Tu ressens la même émotion que dans une arène lors d’une corrida. Georges Bataille écrit : « Au début l’homme était mélangé à la nature comme l’eau est mélangé à l’eau et c’est en coupant la nature que l’homme s’est littéralement coupe de la nature. » Dans le dessin, tu restes à l’extérieur de la nature, tu l’idéalises, le dessin est souvent assimilé au trait de la pensée, au verbe. Et puis Ie verbe se fait chair, et tu pénètres dans la nature, d’où les outils et les cabanes pour se battre et se protéger. » Entre dessin et sculpture, cette idée de pénétration et de coupure, de complicité et de combat, aux frontières indéterminées, mouvantes, contradictoires, est au coeur de cette démarche d’artiste.
Emouvoir et chanter les oiseaux
Christophe Doucet a fait de l’intransigeance d’un choix, celui de vivre et de travailler en contact avec la forêt, de la part de naïveté qui pouvait en découler, Ie générateur de son parcours et de son art. Pour lui, Ie mystère de la création n’a jamais eu d’autres sources que la justesse, l’accumulation de choses justes, l’agencement de choses justes. Et ce mystère n’est pas un aboutissement mais une limite à atteindre et à repousser. Telle est la conviction, l’affirmation à la fois paisible et obstinée de cet artiste essentiellement optimiste, artisan plutôt que démiurge, amoureux lucide et passionné de ce qui l’entoure et le mobilise. « Le travail de sculpteur est celui d’un homme comme les autres. Ni cynisme ni angélisme, tout est question de sensibilité et chaque homme est capable d’une vraie rencontre avec l’art. Depuis vingt-cinq ans que je fais l’artiste, j’ai toujours la même envie, celle d’émouvoir ; de chanter les oiseaux. »
Publié dans la revue Le Festin, n°65, mars 2008.