Camille Lavaud n’a pas peur de grand-chose et se soucie peu du qu’en dira-t-on. Il suffit de se plonger dans son travail pour le comprendre. Elle avance à contre-courant et construit patiemment et avec abnégation une œuvre singulière. Ce n’est pas pour autant qu’elle est hors du temps. Son dessin se nourrit aussi bien de l’Histoire que des cultures populaires. Il revêt de multiples formes, parfois précis et méticuleux, d’autre fois plus spontané et jeté, mais toujours foisonnant et peuplé. De la fiction à l’exploration documentaire, il y est toujours question de récit. L’adresse est directe, dans ses dessins l’artiste impose un face à face, les yeux dans les yeux avec le regardeur et c’est là que réside toute la contemporanéité de son œuvre. Qu’elle traite de la résistance dans le Limousin ou téléporte Jean-Pierre Marielle dans un Disney TM, old school croquignolesque, le procédé reste le même, insuffler au récit séquentiel la force des dessins orphelins. Chaque page, chaque planche pourrait être autonome même si son travail est envisagé comme un tout, elle insuffle l’autonomie à chaque élément qui le compose.
Je n’ai qu’une envie à ce stade de ce texte s’est de m’embarquer dans un inventaire à la Prévert pour explorer avec vous les méandres sinueux de ce vaste univers dessiné. Des femmes et des hommes vêtus de costumes surannés peuplent ses dessins, affiches, installations et films. Les décors et vêtements évoquent une période allant des années sombres de l’occupation jusqu’au début des trente glorieuses. Tout dans l’atmosphère, les couleurs et les expressions usitées affirme une tonalité franchouillarde. Mais rien d’ironique, juste une affection pour une littérature et un cinéma où le langage se fleurissait de gouaille et d’argot, sûrement l’affirmation d’une liberté de ton et surtout une attirance pour des personnages qui peuplent plus les marges que les hauts de pages. Il règne ici un parfum de revendication de l’amour, de ce qui est déclassé. Les femmes ne sont pas des pin-ups, les hommes sur le retour sont burinés par la vie et le labeur. Tout dans leurs actions indique une marginalité ornée d’un esprit frondeur débrouillard. Chaque option de vie semble se décider à l’aune d’une honnêteté à l’équilibre bien personnel.
Vous l’aurez compris Camille Lavaud porte une partie de son attention à notre passé, celui d’une France qui se reconstruit en sachant qu’elle a déjà perdu sa splendeur mortifère conquérante mais n’a pas encore saisi qu’il s’agit d’un mal pour un bien … Une période charnière qui précède bien des évolutions, un temps où chacun réécrit son récit personnel au diapason de la grande Histoire. Vous avez raté le casting ? Profitez-en pour recomposer la distribution à votre avantage …
Pour Camille Lavaud les enjeux sont à hauteur d’homme. C’est au niveau complexe de la nature humaine que tout se déroule. Le propos s’il s’inscrit temporellement est habilement intemporel. C’est de l’universel que l’on cause ici et c’est dans cet équilibre entre précision conceptuelle et langage populaire que réside tout l’intérêt de son travail. Au premier regard l’œuvre est accessible, non pas qu’elle joue de la séduction, le dessin est rugueux, mais parce qu’elle projette une altérité sensible. À aucun moment elle ne se préoccupe d’être up to date, ce qui lui évitera à coup sûr d’être un jour up to late ! Portons maintenant notre attention aux multiples chantiers que l’artiste met en œuvre, ici pas de culture libérale du projet mais une construction brique par brique comme le ferait tout bâtisseur prolétaire. À l’heure où, enfin, la diversité semble faire entendre ses voix, Camille fait partie des artistes qui cultivent subtilement l’impur. Elle a réussi la greffe entre Cinéparade et les Cahiers du Cinéma en créant sa propre Maison de production Cinématographique, le Consortium des Prairies. Attention, nous n’avons pas à faire ici à un projet fictif, la Dame écrit des scénarios, dirige les acteurs, tourne des films et les projette, c’est ça le cinéma ! Camille Lavaud s’impose, dans sa force de travail, sa générosité et son enthousiasme guerrier.
L’écheveau minutieux que se coltine l’artiste se base sur un travail précis et rigoureux de documentation. Elle n’hésite pas à se plonger dans les archives mais aussi à éprouver dans le réel les contextes des sujets qu’elle explore. Elle tient cet appétit pour la lecture de son grand-père, au côté duquel elle a sillonné les routes du Périgord, embarquée dans son bibliobus, vaisseau pirate livresque qui irriguait de ses trésors chaque village du territoire.
C’est dans ce camion, cheville ouvrière de la culture pour tous, qu’elle a, comme le veut l’expression, dévoré des centaines de milliers de pages d’écriture. De la Série Noire à la Blanche de chez Gallimard, sans hiérarchie, juste le désir de la découverte, une curiosité vissée au regard qui adopte les mots pour produire des images mentales qu’il a fallu un jour, à son tour, coucher sur le papier, par le dessin. J’aimerais pouvoir vous dire, simple comme une histoire de famille, mais c’est souvent une autre paire de manches. La lecture induit l’écriture et ses dessins sont peuplés de textes, titres et noms qui s’affichent par le biais d’un travail typographique artisanal. Chaque lettre est minutieusement tracée à la main, ses fontes peuvent parfois sembler maladroites ce qui ne les rend que plus vivantes et donnent à ses mots une vive présence. Au-delà du tracé, le travail d’écriture est complexe aussi bien dans le choix des noms des distributions que des titres de ses films. Il y a du Boudin, du Plantier, des Paulette et des Pierrot, des caves et des âmes qui vivent et meurent au gré de titres empreints du mystère de la sourde chape de plomb qui semble couvrir l’univers qu’elle convoque. Cette atmosphère fantomatique où plane la douleur est renversée par le désir de vivre des visages grimaçants qu’elle dessine.
Cette délectation vitale anime l’ensemble de ses dessins. Sa palette aux couleurs d’automne, ses constructions foisonnantes, ses rapport d’échelle parfois hasardeux, ses proportions vacillantes et la densité de ses compositions est contrebalancé par la fluidité et la transparence de ses encres colorées viennent adoucir son trait sec et acéré. Pour faire émerger de ce magma visuel un dessin personnel et singulier qui a l’âpre saveur d’un art orphelin.
Affirmons-le sans ambages, Camille Lavaud développe une œuvre difficilement classable dans le seul champ d’un art contemporain parfois engoncé dans ses certitudes. C’est une exploratrice, qui investit aussi bien les pages des fanzines et de la bande dessinée, les pochettes de disques pour le label Born Bad, les flyers de soirée, les écrans vidéo ou les espaces d’expositions. Son dessin prolifère et se métamorphose, il prend vie et mène son chemin autonome.
Elle développe un art prolétaire, mis en œuvre dans l’intimité de l’atelier avec la volonté de s’investir totalement dans chaque étape du travail tout en acceptant de se confronter aux enjeux d’une équipe, lors des tournages de ses films. C’est à cet endroit qu’elle crée du commun, donnant vie à une famille tant artistique que politique qui n’est pas sans rappeler la tradition libertaire des ateliers d’imprimerie du XIX siècle. Elle mobilise dans ces temps de travail une ferveur motivée par un engagement altruiste bien loin de l’isolement précaire des bureaux nomades uberisés qui conditionnent le travail contemporain.
Le monde de Camille ne s’embarrasse pas du centre mais se développe avec délectation dans des périphéries multiples, ces marges où le débat peut se déployer dans les polyphonies les plus diverses. Roland Barthes a écrit, « La réalité est fiction, l’écriture est vérité : telle est la ruse du langage. ». Cette ruse, Camille Lavaud l’a pleinement fait sienne avec un art qui semblerait suranné dans ses moyens et ses sujets si on se limitait à une lecture en surface alors qu’il est pleinement conscient de son inscription dans un présent non clos par ses fantasmes malsains d’un futur consommable. Entrée en résistance contre la déliquescence du temps, elle s’empare d’une mémoire commune qu’elle adopte pour mieux nous la restituer afin que chacun se réapproprie comme arme face à un réel en constante autosuffisance fictionnelle. Un réel, qui à coup de propagande novlangue, tente de camoufler en vain la violence intrinsèque qui doit le mener au futur qu’il projette. L’art de Camille vient contrer cette pauvreté du langage par son écriture vaste et atemporelle. Il nous permet de saisir les clés de lecture d’un monde qui ne pense son salut que dans la fuite en avant. Le temps d’arrêt qu’elle provoque n’a rien de passéiste ou réactionnaire, c’est au contraire un moment suspendu, une pause salvatrice où l’art retrouve la place qu’il mérite, celle d’un modèle conscient de lecture du Monde.
Manuel Pomar, artiste, co-responsable de Lieu-Commun artist run space, Toulouse.