On peut entrer dans l’œuvre de Laurie-Anne Estaque par une carte postale, un fragment de tissu brodé, une grande carte ou une caravane de parpaings. Ce n’est pas le même voyage. Si l’on commence par le petit bout de la lorgnette, on observera dans une sorte de vitrine — même si c’est à l’air libre —, des collections de logos abandonnés. On s’attendrit presque devant ces orphelins arrachés à leur contexte. Une entreprise, c’est une vraie famille. Petits fétiches comiques, crocodiles rabougris, blasons absurdes, enseignes tristes, devises démodées, voilà ce qu’il reste de nos totems. C’est comme si l’artiste nous dévoilait du même coup la vieillesse et l’enfance des marques. C’est un Je me souviens de maintenant… pour plus tard. Un trésor sorti posément d’une décharge — on devrait envoyer cette collection dans l’espace, scellée dans une boîte hermétique.
Les grandes marques redeviennent des bébés démunis, nuls si découverts — comme l’annonce le titre d’une série de broderies reproduisant des jeux à gratter. On comprend son envie de les découper, de les détourer, de les broder, de les border. Une bonne manière pour faire régresser en douceur le capitalisme. Ce n’est pas une idée seulement conceptuelle : ces objets pauvres (ex-riches) ne sont pas extraits ici sèchement et exposés en majesté. Il y a un moment où l’artiste se consacre à eux avec une étrange tendresse. On finit par s’attacher, grâce à elle, à tous ces réclames, ces claims, ces devises, ces cris de guerre de nos chevaliers d’industrie. On retapissera un fauteuil avec ténacité et, au lieu d’un Renoir de boîte de chocolat, on tissera un logo de Mars — qui, par chance, est le dieu de la guerre. On aimerait être engagé avec elle dans son atelier de contrefaçon à usage unique. On inverse les fétiches, on les pousse à bout, on les défranchise, on déreproductiblise, on remonte le temps à l’envers, on replace de force la vieille marque épuisée au moment de sa naissance. On fait l’archéologie de son lancement. Ça donne de petits monstres et des cravates importables.
Si l’on part dans l’autre sens et que l’on découvre l’œuvre de Laurie-Anne Estaque avec une pièce comme Europeana ou Francis & Togo on aperçoit d’innombrables signes, avec leur air de déjà vu (même si on les reproduit à l’envers) qui prennent place dans un paperboard d’entreprise, un planisphère détrempé, un grand dessin, une fresque pédagogique aquarellée — tout ça à la fois. Les sponsors ont dévoré entièrement l’affiche. On déchiffrera par exemple, l’affaire Bettencourt, dans la pièce de 2011, Les Français sont vicelards, avec son île au trésor gouachée, au centre, entourée de signes, d’êtres, d’événements, de dates, et de marques clignotantes. On mettra à nu froidement les liens entre tous ces êtres-marques — nuls, si enfin découverts. Et l’on refera l’histoire en tendant des fils, en allumant successivement ces logos qui concentrent des vies. Ces tableaux sont au bord de parler. Chaque objet posé à plat sur cette carte fonctionne comme un mémo, un dossier, une boîte contenant à chaque fois une partie du discours, il suffit d’enchaîner pour raconter les l’(les) H(h)istoire(s). On passera de détails à détails, on en profitera comme avec les esquisses d’un tableau en construction permanente. On les reverra plus tard, séparés, à l’occasion d’un nouveau projet de l’artiste — comme autant d’esquisses de mains, de pieds et de têtes : travaux préparatifs à une sorte de fresque politique.
On pourra aussi changer une nouvelle fois de point de vue, et, après avoir déchiffré les noms, les marques, les protagonistes de cette comédie humaine embrouillée, on apercevra de grands aplats de couleur. Ça fera un bien fou de revoir les continents monochromes après avoir découvert le pot au rose dans un flacon de shampoing. On admirera de grands planisphères, comme dans les deux séries Cartogrammes et Anamorphoses — très beau, si recouverts. Sauf, qu’à appliquer cette méthode, les idées noires réapparaissent. La série Erase the lanscape est littéralement impressionnante. Des cartes postales inversent le paysage. On dirait des faire-part de deuil — il nous annoncent l’extinction du paysage et la survivance de quelque vieille pierre : un village en deuil de lui-même, une tour détourée au milieu du noir définitif. Un paysage romantique radical ou l’illustration d’une mauvaise nouvelle — comme 30 % d’oiseaux ont disparu en quinze ans. C’est de nouveau le moment de se détacher et d’aller voir ailleurs.
Ces différents chemins, c’est un peu le journal de l’artiste, un voyage permanent dans un gigantesque mall rempli de signes clignotants. Un monde réduit à ce qu’il annonce en grand. De croquis en croquis, on finira par diriger la lorgnette sur Lune, et sur sa face cachée — très belle, si découverte. On y retrouvera nos logos tachetés en version camouflage — pas si différents de nos globes oculaires remplis de phosphènes, nos petites enseignes lumineuses intérieures privées. C’est encore une histoire de marques. On découvrira la chose par étapes chromatiques dans le livre The South Side of the Moon. Un astronaute en a décrit la vue : L’autre face ressemble à un tas de sable avec lequel mes enfants ont joué autrefois. Tout est comme détruit, il n’y a pas de mots pour la décrire, juste beaucoup de bosses et de trous.
Texte d’Olivier Cadiot, 2019 (extrait)
Commande de Documents d’artistes Nouvelle-Aquitaine
One may discover Laurie-Anne Estaque’s work through a postcard, a piece of embroidered fabric, a large map or a caravan made out of breezeblocks. Either way, the journey won’t be the same. If one starts with the narrowest perspective, what we will perceive are collections of discarded logos through a sort of display window – even if they are out in the open. One becomes almost moved by these orphans that have been taken out of context. A business is like a genuine family. Little comical fetishes, stunted crocodiles, absurd emblems, sad insignias and outmoded mottos are all that remain of our totems. It is as if the artist was showing us both the old age and the childhood of these brands. As if she were saying “I’ll remember now… for later”. A treasure thoughtfully unearthed from a landfill – perhaps the collection should be sent into space in a sealed box. Major brands become helpless babies, invalid if uncovered – as indicated in the title of a series of embroideries of scratch ticket designs. It makes sense why she would want to cut them out, frame them, embroider and outline them as an effective way of gently pushing back against capitalism. It isn’t only a conceptual idea : these worthless objects (which used to be valuable) are not dryly taken from context and exhibited in all their majesty. At some point, the artist devotes herself to them with unusual tenderness. One ends up growing attached to these advertisements, these claims, these slogans, these war cries coming from our knights of industry. One will stubbornly reupholster an armchair and, instead of a chocolate box Renoir, one will weave a Mars bar logo – which, as luck has it, is named after the god of war. We long to be working with her in her workshop of single-use counterfeits. One reverses fetishes, one pushes them to the limit, one disenfranchises them, one makes them irreproducible, one goes back in time, one forces the old, tired brand back to where it was born. One digs up its launch date, producing little monsters and unwearable ties in the process. On the other hand, if one discovers Laurie-Anne Estaque’s work from a different angle, for instance with a piece like Europeana or Francis & Togo, one will catch glimpses of countless signs, with their sense of déjà vu (even if they are reproduced backwards), as they appear on a corporate flip chart, a soaked planisphere, a large drawing, a watercolour educational fresco – all at once. Sponsors have completely devoured the poster. One will, for instance, make out the Bettencourt affair in the 2011 piece Les Français sont vicelards (The French are lecherous), with its gouache-painted treasure map surrounded by symbols, figures, events, dates and flashing brand logos. One will coolly unravel the links between all these brands/beings – invalid if finally uncovered. And one will rewrite history by pulling threads, by successively lighting up these logos that used to contain lives. These pictures are on the verge of talking. Each object laid out flat on the map works as a memo, a file, a box that holds part of the discourse – all one needs to do is to move one to the next to tell the H(h)istory(ies). To move from detail to detail to enjoy them like the sketches of a painting in permanent construction. They will appear again later separately on the occasion of another of the artist’s projects – like as many sketches of hands, feet and heads : preliminary drawings for a sort of political fresco. One might also want to change one’s point of view again and, after having deciphered names, brands and protagonists in this tangled human comedy, one will discern large swaths of colour. It will feel wonderful to see these monochromatic continents again after having discovered the sad truth in a bottle of shampoo. One will admire the great planispheres, as in the two series Cartogrammes and Anamorphoses – very beautiful, if covered. If it wasn’t for the fact that applying this method encourages dark thoughts to return. The series Erase the landscape is literally impressive. Postcards invert the landscape. They look like death announcements – they tell of the extinction of landscapes and of the survival of a few old stones : a village mourning itself, a tower outlined against permanent blackness. A radical romantic landscape or the illustration of bad news – like the loss of 30% of bird life in the past fifteen years. Once again, it is time to withdraw and go and take a look at something else. All these different paths are like the artist’s diary, like a constant journey through a giant mall full of flashing signs. A world reduced to whatever it advertises large-scale. From one sketch to the next, one will eventually turn one’s eye to the moon, to its dark side – so beautiful, if uncovered. On it, one will find logos dotted like camouflage – not so different from our phosphene-studded eyeballs, our own little inner neon signs. Again, it is a matter of brands, as expressed in colours in the artist’s book The South Side of the Moon. An astronaut once described the dark side as a sandpit in which his children used to play. Everything there seems bulldozed ; there are no other words to describe it – just so many bumps and holes.
Olivier Cadiot, 2019 (excerpt)
Commissioned by Documents d’artistes Nouvelle-Aquitaine