Histoire de la Nature

Pedro Morais, 2017

Plutôt qu’un retour nostalgique des hippies vu par le prisme d’un optimisme néohumaniste, Suzanne Husky fait partie d’une génération d’artistes qui cherche à réinventer l’habitat, l’économie locale et les modes de vie, nourris par la pensée critique contemporaine. Intéressée par l’agriculture, la place du non-humain et l’histoire de l’iconographie révolutionnaire, elle fabrique une culture visuelle de combat.

Les artistes ont pris l’habitude de se voir sermonner sur les échecs des utopies passées, dans ce qui pourrait être une tentative de les démobiliser, de leur passer l’envie d’élaborer à leur tour une critique du statu quo. Dans cette entreprise de perpétuation des rouages établis, il est récurrent de réduire la contre-culture des années 1960 et 1970 à la caricature du hippie technophobe, partisan d’un retour à la terre. Cela permet sans doute de se débarrasser hâtivement de questions autrement plus complexes, dont s’étaient déjà fait écho l’exposition « The Whole Earth » des curateurs Diedrich Diederichsen et Anselm Franke à Berlin en 2013 autour de l’alliance entre la culture hippie californienne et la cybernétique, l’écologie et les réseaux. Dans ce contexte, le propos de l’exposition internationale de Christine Macel à la Biennale de Venise penche plutôt pour le versant néohumaniste et les utopies spirituelles que du côté de la réflexion critique. Car, si l’on constate effectivement le retour d’une forte remise en question des modes de vie et d’organisation sociale amenant de nombreux artistes à reformuler des pratiques communautaires ou éducatives, cela s’enracine dans une réflexion très précise sur la situation sociale et écologique actuelle.

Ainsi, si Suzanne Husky a pu habiter dans une des maisons-cellules qu’elle a construite à San Francisco ? sa ville d’adoption après l’école d’art de Bordeaux ?, ses choix sont nourris par des lectures attentives de la pensée critique contemporaine. Elle évoquera l’étude de Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life (2015), autour de la notion d’écologie-monde, refusant le principe d’une nature extérieure aux rapports humains, pure et sans histoire. Selon lui, la nature est historique et produite par l’activité humaine qui la transforme (jusqu’à modifier la biologie humaine), ce qui le mène à critiquer l’anthropocène : « Je suis inquiet que ce concept renforce la vieille farce bourgeoise selon laquelle la responsabilité des problèmes émanant du capitalisme reviendrait à l’humanité tout entière – c’est une vision raciste, européocentrique et patriarcale ».

Suzanne Husky a ainsi pris soin de croiser différentes perspectives dans son travail : l’emploi de l’ornement, « perçu comme féminin, impur, mineur, criminel (Adolf Loos) », éclaircit-elle, s’inscrit dans une relecture féministe de la modernité. Elle choisira la céramique ou la tapisserie les inscrivant dans une continuité historique avec les faïences produites pendant la Révolution française (privés de commanditaires, les céramistes ont célébré la nouvelle ère, interrompant l’illustration de scènes pastorales) ou les tapis de guerre afghans (intégrant des motifs d’armes, chars et drones). Il s’agit alors d’imaginer une iconographie populaire pour les nouvelles formes de révolte écologique des ZAD (à l’exemple de l’occupation du parc Gezi à Istanbul ou de l’opposition au barrage de Sivens), sur des poteries inspirées de styles et temporalités disparates (natifs américains, Moyen-Orient, grecques). Les activistes portent parfois des masques d’animaux, intégrant ainsi la « voix » des non-humains dans la contestation ? à partir de l’analyse de la sociologue Jocelyne Porcher sur les « grèves » animales ou le fait que des libellules ou salamandres cherchent littéralement à enrayer la progression des machines détruisant leur environnement. « Quand je détourne la tapisserie La Dame à la licorne du début de la Renaissance, j’interroge notre difficulté à produire de l’imaginaire à l’extérieur de la capitalocène : là où il y avait des licornes et des sirènes, j’ai placé un bulldozer », explicite l’artiste, faisant sienne la réflexion du philosophe Franco Berardi. Loin de tout puritanisme visuel, elle parodie l’esthétique post-Internet dans un film consacré à une école pour femmes-sirènes ou dans son Nouveau ministère de l’Agriculture (avec Stéphanie Sagot) venu inaugurer une voie lactée réalisée avec de la bouse – du land art évocateur du rôle primordial des bousiers. De la même façon, quand elle réalise un service de table pour un village du Tarn-et-Garonne, l’idéalisation bucolique est remplacée par la réalité du paysage rural (avec supermarché en bord de route et équipe de rugby), qui est réalisé avec la terre toxique de déchets d’une carrière de sable, tandis que le jardin à la française sera recréé selon une politique des plantes sauvages. « Il y a un parallèle entre le vocabulaire utilisé pour parler des plantes envahissantes et celui employé pour l’émigration. Quand je propose une librairie pour l’échange de graines, c’est illégal, poursuit-elle. Brevetées, instrumentalisées pour des raisons de “greenwashing”, monétarisées dans les réserves naturelles, les fleurs ont perdu leur neutralité et sont devenues un lieu de combat. Si la génération d’avant pouvait distribuer des fleurs aux policiers, la nôtre ne le peut plus ».

Source : https://www.lequotidiendelart.com/articles/10831-portrait-de-jeune-artiste-suzanne-husky.html

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