De la forêt primaire aux poteries « ACAB style »

Xavier Jullien, 2015

Les œuvres de Suzanne Husky témoignent de sa pratique du documentaire, sans jamais se départir d’un regard empreint de sociologie. Elle observe les inclinaisons de son époque, ses marges et opère par juxtapositions, glissements, mises en relation de données liées à une actualité. Cette approche se teinte d’une poétique et d’un humour qui empruntent aux codes de la résistance organisée face au flux de la mondialisation - voire de la désobéissance civile, héritée de Henri David Thoreau, exilé volontaire et ermite de la révolution industrielle.

Ainsi, on voit des fleurs côtoyer des casques de CRS à la surface de ses céramiques, présentées pour la première fois à la Halle et qu’elle a intitulée « ACAB style », ACAB étant l’acronyme qu’on trouve parfois tagué sur les murs : « All the Cops Are Bastards » (« Tous les flics sont des salauds »).

Ces vases chatoyants (ou au contraire inspirés de la bichromie des décors à figures rouges de la Grèce classique), reprennent des motifs décoratifs traditionnels. Mais en regardant de plus près, on découvre vite des policiers postés, des fourgons « paniers à salade », et même un blindé qui émerge entre les tiges de pensées géantes. Quelques militaires armés de fusils d’assaut patrouillent au milieu de naturistes, près de CRS rassemblés derrière leurs boucliers de plexiglass. On en voit d’autres au cours d’une charge : certains émergent de bosquets touffus, munis de masques à gaz. Un autre matraque une personne étendue au sol. Parfois les décors ont deux faces opposées : manifestants d’un côté, forces de l’ordre de l’autre… deux pôles aux protections et moyens d’action inégaux.

Que ce soit en représentant les manifestations des Black lives matter La vie des Noirs compte », mouvement contre les violences policières à caractère raciste aux Etats-Unis, débuté en 2013 suite à l’assassinat de Trayvon Martin), ou la zone à défendre (ZAD) contre le barrage de Sivens, où Rémi Fraisse a été tué l’an dernier : Suzanne Husky tire ses motifs directement de son expérience militante et de la presse, en France et aux Etats-Unis.Suzanne Husky s’est également inspirée des « poteries révolutionnaires » d’après 1789. Produites par les artisans de l’époque qui ne recevaient plus de commandes, elles représentaient l’actualité sur ce support à la fois fragile et pérenne qu’est la céramique.

Près des poteries, se trouve Forest (Forêt), une œuvre évolutive depuis 2007, présentée précédemment au De Young Museum de San Francisco. Cette œuvre reprend la disposition circulaire des « ronds de sorcières ». C’est ainsi qu’on appelle parfois les champignons qu’on trouve parfaitement alignés en cercle, comme s’ils tenaient réunion. Dense, impénétrable, évocation d’une jungle exotique et anarchique, Forest semble en expansion, prête à s’étendre et recouvrir le sol de la Halle. Rappelant les peluches de l’enfance, mais aussi inquiétante par sa taille et insolite par les essences qui la composent, cette forêt capte notre attention mais semble nous rappeler notre altérité : nous ne sommes pas faits du même bois… forêt primitive, elle nous précède et nous survit.

Texte écrit pour l’exposition "Now Is The Time To Love With All Of Your Heart, All Of Your Soul And All Of Your Mind"du 7 juillet au 3 octobre 2015 à la Halle de Pont-en-Royans. Commissariat : Xavier Jullien

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