Un plan de groupe en guise de présentation. Une image furtive qui nous laisse apercevoir des formes humaines, singulières mais impersonnelles. Elles ne portent aucun signe distinctif et, malgré tout, chacune d’entre elles est unique. Cette impression est confirmée lorsqu’elles commencent à se mouvoir curieusement, et individuellement. Mais, mis à part les notes de piano qui s’élèvent en parallèle, rien ne semble avoir initié ces gestes. Et c’est alors qu’on aperçoit la première goutte d’eau tombant sur le bras d’une des danseuses d’Alexia Chevrollier. Gorgé de liquide, le membre s’étire et retombe, tout gonflé qu’il est, alourdi par une densité qu’on ne prête habituellement pas au papier.
L’artiste a passé un marché avec ces ballerines : elle leur donne la vie et, ce faisant, les condamne à mort. L’eau est la substance qu’elle a choisi pour mener à bien cette double entreprise.
Face à l’écran, on pourrait ne retenir que la destruction des corps. Mais cette œuvre est bien plus le témoignage d’un processus d’altération de la matière, un processus qui demeure imprévisible. Comment ces pièces de papier à cigarette, tordues, sculptées jusqu’à devenir des danseuses vont-elles se déliter ? Comment ces corps si familiers, si imposants à l’image et pourtant si fragiles à l’oeil, vont-ils se désagréger ? Alexia Chevrollier, à l’origine de la rencontre entre ces matières, accompagne la démarche jusqu’à une limite tracée par l’eau elle-même. Au moment où les gouttes entrent en contact avec les danseuses de papier, elles prennent le dessus, et l’oeuvre semble échapper à l’artiste, alors qu’elle ne cesse d’être présente. Créer devient ainsi le synonyme de perdre : à la fois le contrôle de son travail et le travail lui-même. L’artiste nous invite néanmoins à un spectacle maîtrisé : celui de la mise à mort de condamnées indistinctes, comme lors d’une danse macabre où origines et castes n’ont plus d’importance. Terriblement seule et faible, incapable d’établir un contact physique avec sa congénère, chaque danseuse affronte avec plus ou moins de grâce, plus ou moins d’absurde, la fatalité de ce ballet voué à la faire s’effondrer à répétition.
La délicatesse de la bande sonore, composée à quatre mains avec Karima Agha, ne parvient pas à enrayer l’engrenage parfois grotesque qui relance à l’infini cette hécatombe en devenir. Tout juste certaines notes, entêtantes comme une pulsation, accompagnent-elles l’épuisement des formes, la torsion des membres qui semble être la seule force capable de les faire résister. L’eau a ce pouvoir d’altérer la matière, de faire apparaître la différence là où un regard trop rapide conclurait à une disparition. À égalité avec l’artiste, c’est la substance qui crée l’événement dont l’intégralité du processus dramatique est ici rendue visible. L’avant, bien que suggéré, n’en est pas moins présent : on devine la minutie du travail, la précaution presque vaine qu’il a fallu pour créer ces corps de papier. Le maintenant est l’instant sublimé de la danse, de la rencontre des matières, dont le ressenti est incroyablement plus brutal que ce que l’on voit. Enfin, l’après, confisqué par la mise en boucle de la vidéo, est la désolation dont on nous prive comme pour nous soulager, mais que l’on ne peut s’empêcher d’imaginer. Le caractère éphémère de l’existence est rendu avec autant de cruauté que de douceur, autant de sérieux que d’absurde, autant de réflexivité que d’insouciance.
Si la main d’Alexia Chevrollier plane sans discontinu au-dessus de l’œuvre qu’elle nous présente ici, elle s’efface humblement pour laisser toute leur place à chaque goutte d’eau, qui donne l’impression d’être elle-même dotée d’une conscience artistique, ainsi qu’au spectateur qui peut choisir de voir dans cette danse de l’innocence comme de la violence.