Un climat de parodie - dans une arène de malheureux

Jérôme Diacre , 2017

Ecrire sur les œuvres de Michel Herreria relève d’une étrange situation. Cela demande de prendre en compte un « double bind » comme le décrit Jacques Derrida ; c’est-à-dire une double contrainte qui oblige, si l’on prend en considération l’un des termes, à remettre cause le second. Quels en sont les termes, alors ? Il se trouve bien évidemment les œuvres elles-mêmes, la singularité des dessins et des peintures, nous allons y revenir longuement. Mais il y a aussi un texte, écrit par Nathalie Quintane sur ces mêmes œuvres de Michel Herreria. Or pour celui qui connait la poésie et les textes de Nathalie Quintane, notamment son incontournable « Les poètes et le pognon », entreprendre d’écrire sur le même objet, sur la même matière, c’est d’une certaine façon hériter d’un bien précieux et chercher à demeurer libre de toute initiative. Envie de faire, envie d’écrire aussi !

« Envie grave » comme on dit… mais aussi forcément admirage, respectance, allégencement. Pourtant, l’avantage de lire et d’écrire sur la poésie et sur des œuvres picturales nous ouvre bien souvent sur des coïncidences : les hasards heureux des œuvres de l’esprit. C’est Derrida qui nous fait signe, d’un geste salvateur, pour saisir ce qui unit les deux injonctions paradoxales : dans son Spectres de Marx, il traite précisément de la puissance magique de l’argent, de la promesse et de la dette, des ombres et des fantômes épris de simulacres, et, citant Timon d’Athènes de Shakespeare, des « putains » et des « proxénètes », c’est-à-dire autant de thématiques abordées par la poète, et d’images qui peuvent être regardées dans les œuvres de l’artiste.

Que dit-il alors de si convainquant pour que nous puissions nous pencher sérieusement à la fois sur le propos de Nathalie Quintane et les oeuvres de Michel Herreria ? Il dit ceci :

« Cette vie s’asservit régulièrement, on peut lui faire crédit (trust) à cet égard, elle se plie infailliblement à la puissance indifférente, à ce pouvoir d’indifférence mortelle qu’est l’argent. Diabolique, radicalement mauvaise en cela, la nature est prostitution, elle s’asservit fidèlement, on peut lui faire ici confiance, elle s’asservit à ce qui est la trahison même, le parjure, l’abjuration, le mensonge et le simulacre. / Qui ne sont jamais loin du spectre. C’est bien connu : l’argent, et plus précisément le signe monétaire, Marx les a toujours décrits dans la figure de l’apparence et du simulacre, plus précisément du fantôme. »

Or qu’il s’agisse du « syndrome de l’algue » dont parle avec un très bel humour Nathalie Quintane à propos des « puissances invitantes » pour des lectures ou des enregistrements de poésie :

« (Faire l’algue : se mouvoir d’avant en arrière et de gauche à droite pour retarder le moment de faire ou de dire quelque chose ; possible par le corps ou par la voix, par exemple au téléphone ; mode de communication relativement courant dans les institutions, qu’elles soient publiques ou privées, qui en font une fonction du langage à part entière) : … ce titre (mouvement d’algue)… vous êtes sûrs… (mouvement d’algue)… c’est que (mouvement d’algue)… ça peut peut-être (mouvement d’algue … choquer notre public (mouvement d’algue)… non vraiment : c’est impossible. ».

ou bien qu’il s’agisse chez Michel Herreria de certaines figures qui se dédoublent, se triplent ou même se quintuplent comme dans un mouvement hiératique, ce sont bien à des spectres fantomatiques, hébétés ou désœuvrés, auxquels nous avons affaire ; simulacres d’individus résultant de politiques culturelles ou économiques pour lesquelles la communication remplace la parole singulière, et les injonctions au bien-être remplacent les désirs véritables. Regardons cette œuvre La voracité politique (2009-2010) : un homme lève les bras au-dessus de sa tête et autour de l’un de ses poignets, une sorte de large matelas simule un carcan mou. Griffonnés, quelques mots surplombent la scène :

« la convoitise du bien-être / une marchandise des politiques culturelles / de la ville / des images ». A côté, presque effacé un autre personnage, peut-être le même, simulacre du premier, a le visage pris dans un complexe mécanisme de roues reliées entre elles par des rubans (de Möbius ?).

« Celui-ci, quelle est son activité ? […] Ceux-ci quelle est leur activité ? […] Et lui, là, est-il un lui, qui a son activité ? […] De même, là, quelle est l’activité ? […] Et cet individu, son activité ? […] »interroge Nathalie Quintane devant ces œuvres.

Il est indéniable que les figures peintes ou dessinées par Michel Herreria sont en pleine action, mais quelle est-elle ? Là, rien n’est certain. Ce sont des visages, des profils plutôt, et des corps, tracés par une ligne faussement claire, qui travaillent ou agissent au service d’un but incertain. En tout cas, ça coule, tout coule même, le fond, les lignes, ça dégou-line… au bas du tableau qui, récurrence dans chaque oeuvre, n’est jamais complété et laisse apparaître des coulures qui trament une frange aussi indélicate que gracieuse. Lassitude peut-être, lassitude de mouvements répétés sans orien-tation ni signification ; à moins que les phrases griffonnés autour des personnages n’indiquent quelques significations d’épuisement, de connexions aussi vaines qu’insurmontables. Des Sisyphe, peut-être ? Plutôt des machines désirantes qui s’épuisent, toussent et dérapent ?

« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ca respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine source : l’une émet un flux, que l’autre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La bouche de l’anorexique hésite entre une machine à manger, une machine anale, une machine à parler, une machine à respirer (crise d’asthme). »

Sur fond noir, les personnages se couplent avec des objets, des redoublements d’eux-mêmes, des espaces, des simu-lacres de territoires. Ils hésitent durement. Quelque chose naît pointu – Quelque chose ne s’est point tu dans le silence de ces espaces anguleux – quelqu’un nez pointu. Ce sont des espaces scéniques, un peu comme chez Bacon. Les sujets se meuvent péniblement entre des plans, à l’intérieur de plans et visent des objets avec lesquels ils se couplent. Le mar-ché des assureurs politiques (2010-2011), il se tient devant un micro ; Rien ventriloque de l’Etat (2010-2011), il brandit deux marionnettes de lui-même ; Le fileur de compétences (2011- 2012), il est connecté à des roues et observe un camembert de statistiques ; La politique de l’aligo (2011-2012), il semble englué jusqu’à la taille par un drap, un milieu visqueux, qu’il soulève péniblement – bien plus difficilement que l’enfant peint par Salvador Dali qui « soulève avec précaution la peau de l’eau pour observer un chien dormir à l’ombre de la mer » (1950) ; Le laboureur de besoins (2010-2011), il a une prothèse au bras dont l’extrémité plonge dans une bonbonnière ou un bocal médicinal…

« Ces actions qui transforment la réalité des choses et du sens en même temps qu’elles transforment celui qui les met en pratique, les conçoit et les réalise en un même temps, s’appellent praxis, et appellent à une praxis. Ceci consiste à porter ensemble, en un seul lieu, en un seul moment, en une seule individuation, l’espace, le temps, les personnes […] »

Or d’une manière ou d’une autre, les personnages de Michel Herreria semblent égarés dans un lieu qui ne leur est pas propice, mènent des actions que le sens paraît leur échapper, se rassemblent péniblement autour de leur propre division… Nous ne pouvons que constater l’absence de toute praxis  : le travail, ici, n’est pas une modalité de la liberté d’expression. Et de fait, les agissements sont de courte portée ; l’espace est restreint et les mouvements des corps circonscrits par des gestes simples. Mais l’attention que ces fantômes mettent en oeuvre pour accomplir ces pauvres gestes est étonnante ; elle témoigne d’une énergie qui est là, malgré tout, mal-gré le sens et le non-sens, malgré l’enferment comme pour l’Oiseleur (2011) qui observe précisément l’ombre du fond de sa propre cage. Ainsi c’est au Dépeupleur de Samuel Beckett que nous pouvons penser. Enfermés dans un vaste cylindre, quelques centaines d’êtres cohabitent péniblement en grim-pant à tour de rôle sur des échelles qui mènent à des niches ou des alcôves de repos.

« Le halètement qui l’agite. Il s’arrête de loin en loin tel un souffle sur sa fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout reprend. Conséquence de cette lumière pour l’oeil qui cherche. Conséquence pour l’oeil qui ne cherche plus fixe le sol ou se lève vers le lointain plafond où il ne peut y voir personne. Température. »

Les personnages de oeuvres de Michel Herreria ont fré-quemment le regard vers le sol ou dressés vers des horizons lointains, probablement bouchés. La pataugeoire (2011) place un individu en position dominante ; juché dans une petite baignoire il se penche pour regarder d’autres personnages, des têtes rouges à longs et plats becs ou bien un autre en-core assis dans le vide comme en train d‘écouter une pa-role qui ne vient pas. Ce rouge pourrait faire penser à cer-taines oeuvres de Philip Guston. Mais cet univers est moins décousu : le fond noir délimite un espace clos et précis. Il gagne en profondeur spatiale grâce aux aplats gris et blancs qui contournent sans délicatesse les sujets. La tonalité est certainement plus tragique. Plutôt qu’extraits de Comics, les figures et les spectres de Michel Herreria appartiennent davantage aux hallucinations et aux apparitions d’ordre lit-téraire, disons-le clairement à mi-chemin entre d’un côté la littérature formelle où le sujet et le personnage s’effacent et disparaissent au profit de situations et de voix, et, de l’autre, une littérature plus hypnotique, hallucinée et paranoïaque. Un versant nord et froid donc avec Beckett mais aussi Thomas l’obscur ou Aminadab de Blanchot et un autre plus incandescent, et hypnotique avec Malcolm Lowry ou Interzone de Burroughs. Comme chez les premiers, les spectres du peintre appartiennent au subjonctif, au temps des possibles et des gestes hypothétiques. Mais comme les seconds aussi, ils sont pris dans des cut-up et des syntaxes brutalisées, passent en force et se consument.

Si nous voulons nommer cet esprit, finalement « double bind » tout du long, qui ressort des oeuvres de Michel Herreria, ce serait par les mots de Jacques Darras, dans son étude de l’oeuvre de Malcolm Lowry intitulée « la nostalgie du monde » lesquels apportent sans doute la meilleure formule : « Ecrivain prisonnier de ses romans, maquette enfermée dans sa bou-teille, alcoolique noyé définitivement au fond de ses alcools, quelque soit l’image choisie, le sentiment sera toujours d’une intolérable oppres-sion en même temps que d’un climat de parodie. C’est là qu’intervient la « ruse » du romancier »… et reconnaissons-le, la vraisemblable ruse de Michel Herreria.

> Consulter l’intégralité de l’article de Jérôme Diacre paru au sein de la revue Laura 22, mai-octobre 2017 - version pdf

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