Show Me the Way

 

En 2014, je regarde à l’écran les statues de Lénine tomber les unes après les autres à travers l’Ukraine. Je débute alors une collecte d’images et une série de moulages qui reprennent les positions de leurs mains avant, pendant et après la chute (voir Les colosses aux mains d’argile).
Show Me the Way mélange texte, dessins et documents sous la forme d’une correspondance entre les récits de deux périodes : l’histoire d’amour de Lénine et Inès Armand, militante féministe et révolutionnaire qui a grandi en Russie (1909-1924) et les récits de mes propres rencontres avec des statues de Lénine à travers l’Europe de l’Est (2014-2024). Édité à l’occasion du centenaire de la mort de Lénine, cette enquête iconographique sur cette figure prend la forme d’un petit livre rose façonné à la main, en impression laser sur quatre nuances de papier.

 

Show Me the Way, 2024
Livre d’artiste, 9 x 17 cm, 124 pages
Impression laser sur papiers de bureautique, reliure au fil rouge cousue à la main
Autoédition, 100 exemplaires numérotés

 

Copenhague, septembre 1910

Lorsque la belle Inessa est rentrée de Bruxelles, son diplôme en poche, elle a repris ses activités favorites, courir les meetings, les imprimeries, les congrès, sa correspondance internationale. En quelques mois, Inès est devenue son petit soldat. Ce n’est pas juste une couverture, non. C’est l’avenir du socialisme qui est en jeu. Sans doute celui-ci passe-t-il avant la cause féministe. Quoique. Inès rêvait d’un magazine pour les femmes, elle met son projet à exécution. Lénine installe Inès, officiellement sa proche collaboratrice, au numéro 2 de la rue Marie Rose, dans le 14e arrondissement. Il habite au numéro 4 avec son épouse et sa belle-mère. Inès et Vladimir flânent des heures sur les boulevards parisiens et font de longues promenades au parc de Montsouris. Ils luttent, enfin surtout lui, contre l’envie irrépressible d’avoir le corps de l’autre à portée de main. Il ne s’autorise pas à la toucher, mais se laisse l’effleurer par inadvertance. Il a besoin d’elle, le parti a besoin d’elle. Ce septembre 1910, il permet à sa jeune camarade sans grade d’accéder au congrès de l’Internationale à Copenhague. Vladimir Illitch s’autorisera à passer dix jours avec elle, rien qu’elle, après le rassemblement.

Les bronzes sont des œuvres à la stabilité légendaire. Mais elles peuvent se ternir rapidement. On peut les protéger grâce à des cires, des inhibiteurs de corrosion. Différentes patines artificielles peuvent en modifier la couleur ou l’aspect. Mais le processus de sulfuration est une transformation chimique naturelle inévitable, intrinsèque à l’alliage qui la constitue.

Budapest, septembre 2015

Je l’avais raté à Bucarest. Certains y rêvent d’un parc où l’on pourrait montrer les statues symboles de l’oppression. Les reliques du communisme, pas assez nombreuses en Roumanie pour remplir un parc entier, ne trouvent aucun écrin pour leur retraite. En Hongrie, le Mémento Park existe depuis 1993. Il rassemble les statues communistes déboulonnées des places publiques du pays. Ces statues dont on ne veut pas se débarrasser - car il ne faudrait pas oublier - sont exposées à l’air libre. (…) Près de la grande étoile de fleurs rouges, c’est un Lénine plus vieux, de deux mètres seulement. Il a 57 ans. C’est la première statue publique de Lénine installée en Hongrie pour le 41e anniversaire de la Révolution d’octobre. Sa main gauche tient le revers de sa veste tandis, sa main droite, la paume ouverte, montrait le complexe sidérurgique devant lequel il était installé. Chaque matin, les ouvriers suivaient la direction que Lénine leur indiquait : l’entrée de l’usine. Lorsqu’il a 10 ans, il montre des signes de vieillissement prématuré. Le bronze commence à se corroder et la statue se troue. Il faut la refondre en secret. La statue fut remplacée par une nouvelle dans un silence totale, une nuit de mars 1970. C’est grâce à ces ouvriers que la statue n’a pas été détruite en 1989. Ils l’ont caché dans une cave de l’usine alors que des manifestants préparaient son déboulonnage. Véhémente, sa main n’indique plus ici que le parterre fané. J’avais finalement trouvé Lénine et je n’avais plus su quoi lui dire. »

 

Extraits du texte de l’édition

 

Textes : Anaïs Marion
Crédits photographiques : Anaïs Marion
© Adagp, Paris