SAULAVY

Mathilde Walker-Billaud, 2023

Au cours de l’année 2020, dans un contexte de rupture marqué par la catastrophe et l’inquiétude, Laurent-David Garnier se lance dans un projet de recherche artistique axé sur le littoral. Les côtes charentaises, que l’artiste a parcourues et observées de long en large depuis l’enfance, deviennent un terrain d’expérimentation et de méditation. En entrecroisant ses connaissances en géochimie et son expérience personnelle du rivage, l’artiste visuel et parfumeur développe une œuvre pluridisciplinaire unique qu’il nous présente ici sous la forme d’une double exposition à la chapelle des Dames Blanches et dans la tour de la Chaîne. Dans cette carte sensible du paysage local, la perméabilité, l’hybridité et la richesse des écosystèmes terrestres et marins deviennent manifestes. L’imagination de l’artiste dépasse largement les frontières géographiques de l’Atlantique pour nous proposer un "environnement mytho-poétique” iconoclaste.

À la tour de la Chaîne, l’artiste crée un espace intermedia immersif et multisensoriel. Dans une scénographie pop de Théo Demans, plusieurs œuvres se juxtaposent dont une vidéo où la caméra se déplace à la lisière de l’eau pour saisir les phénomènes invisibles de cristallisation du sel (SAU), des paysages en sel et verre fusionné et soufflé (SELADORE), une carte cosmique imaginaire faite de sphères en verre massif et en sel (SAUSTROGONADE) et enfin deux œuvres olfactives (SAUDORRHE). En partant de la dissolution et de la solidification de la matière saline, l’artiste réécrit un récit des origines en marge des milieux humains. Dans cet environnement symbiotique où sau (le sel) fait preuve d’agentivité et s’associe continuellement aux éléments environnants, l’organique et le minéral s’organisent en interdépendance. Les limites entre solide et liquide, biosphère et atmosphère, terrestre et cosmique, se brouillent. L’artiste nous plonge dans les profondeurs mouvantes des marais, où les hiérarchies, les identités et les échelles du vivant sont bouleversées.

Traversée fugitive et liminale du territoire côtier, SAULAVY est un pendant à la vue panoramique accessible au sommet du monument depuis le chemin de ronde. Ce dispositif artistique axé sur les grèves et les estrans fait contrepoint à l’architecture verticale des forteresses qui domine l’océan et pose un regard dominant, voire abstrait, sur le littoral et ce qui le constitue.

Laurent-David Garnier continue de questionner nos représentations du littoral avec une série de paysages en cristaux de sels installés dans la chapelle des Dames Blanches. A l’aide d’eau de mer concentrée, de pigments naturels et d’algues solubilisées, l’artiste crée des tableaux marins insolites, qui changent d’aspect selon l’air environnant, se solidifiant puis se dissolvant doucement. Posés à même le sol dans des bassins au format de panneaux d’affichage, ces marines (SAU SQUARED !) servent d’affiches-écrans où se projettent nos désirs de rivage. Sur le plan métaphorique, ces sculptures cristallisent notre rapport consumériste au littoral, espace géographique sublimé et surexploité par les êtres humains. La disparition processuelle de l’œuvre nous rappelle alors la fragilité des écosystèmes côtiers et les dangers de la logique extractiviste. L’artiste y incarne un paysage éco-critique, où le littoral, menacé par l’érosion, la sécheresse et la montée des eaux, se situe au cœur du changement climatique.

À l’intérieur de ces marines en cristaux de sel, Laurent-David Garnier juxtapose des sculptures en verre soufflé et en pâte de verre ainsi que des éponges pétrifiées en verre (pied, sein, fleur, fleur de sel géante... SANS TITRE #1 - #6) – dont les couleurs vives entrent en résonance avec la scénographie de la tour. Cet entrelacement détonant de formes et de couleurs désigne l’interpénétration des matières et des énergies dans les zones intertidales. C’est aussi une mise en scène des phénomènes lumineux qui accompagnent les cycles de vie des organismes marins, comme ceux de la Dunaliella salina, algue unicellulaire des eaux salées de couleur verte (chlorophylle) en début de vie, puis rose et orangée (carotènoïdes) en fin de vie. Il en résulte un tableau flamboyant, presque halluciné, du littoral, à contre-courant des représentations naturalistes ou naturalisantes du rivage.

Le titre SAULAVY sau, la vie ») est un clin d’œil à Rrose Sélavy (« éros, c’est la vie »), l’alter égo féminin de Marcel Duchamp. En s’associant à cette figure historique du travestissement et de l’érotisation de l’art, Laurent-David Garnier nous rappelle que sa perception du littoral est trouble, faite d’images visuelles, olfactives, cénesthésiques et synesthésiques. L’artiste signe ici un régime de sensibilité extra-sensoriel où se déploie une géographie protéiforme fantasmatique.

SAULAVY est donc un projet profondément double : il sillonne les confins incommensurables du littoral tout en affirmant la facticité des paysages et leur marchandisation. Avec un brin de complicité ambiguë et malicieuse, il dénonce les paradoxes du monde contemporain constamment pris en tenaille entre des désirs et des logiques contradictoires, sinon irréconciliables.

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