À l’origine il y a le rap et les années 80’s. Aujourd’hui, Guillaume Abdi n’a pas tout à fait quitté sa casquette de skater, que j’entrevois fichée sur la tête du moulage d’une statue antique trônant derrière son bureau de directeur des Beaux-arts de Grand Poitiers. Ce geste simple est finalement assez emblématique de sa façon d’œuvrer. L’artiste récupère des objets insolites ou de rebut, qu’il moule parfois avant de tout stocker dans son atelier. Il constitue comme cela un grand répertoire de formes dans lequel il puise pour tenter des accords : il sollicite les matériaux, cherche l’inattendu comme l’humour ou la fragilité. Les sculptures naissent ainsi par amalgame d’éléments disparates réunis à la faveur d’une complémentarité formelle, mais aussi par soustraction, éliminant tout superflu jusqu’à l’obtention d’une simplicité telle que rien ne puisse être enlevé.
Des bris de verres colorés enfouis dans la fissure d’une rondelle de tronc d’arbre (Sans titre, 2018). Des bois de cerfs soutenus par le moulage d’un citron sur lesquels sont glissés des tubes de cuivre surmontés de plumes roses tachetées (Sans titre, 2021). Une vis sans fin en bois, doublée par son moulage en plâtre (Sans titre, 2021). La familiarité de la source d’où sont tirés les matériaux n’est jamais cachée. On en revient au rap. Utiliser deux pneus de voiture pour créer une coalition avec une sangle bleue (Sans titre, 2020), c’est un peu comme lorsque Dr Dre sample Aznavour dans What’s the Difference. Abdi raconte que son cerveau s’est construit comme cela, par le sample et l’appropriation, le collage et l’assemblage, sans hiérarchie dans les catégories de formes sollicitées. Si le sampler est l’instrument de la déconstruction et de la reconstruction, sa sculpture en serait le miroir ; des éléments décontextualisés deviennent une fois réunis autant d’installations d’équilibriste. Sampler autorise également à « cloner un original à l’infini […] en sorte que l’idée même d’original devient en soi une question et un enjeu {note}1 ». Abdi ne cesse de mouler les objets qu’il déniche [Sans titre (la part manquante), 2020)]. Il n’y a plus de valeur supérieure de l’original par rapport à sa copie ; celle-ci n’est pas une variante dégradée, au contraire.
Les sculptures exposent ainsi leurs strates temporelles ; on y devine le passé des objets un peu rouillés, un peu salis, sans qualité [Sans titre (œuf de chantier), 2019]. Toute lecture linéaire est contrariée, le passé implanté dans le présent {note}2. Les différentes temporalités se percutent, tournent sur elles-mêmes. Inutile de chercher une forme de narration ici ; Abdi souhaite trouver la beauté promue par Lautréamont dans Les Chants de Maldoror {note}3. S’il se réclame en cela des surréalistes, ce serait un surréalisme belge, à l’humour ravageur ; le clou de bois fiché dans la souche ressemble à un plug anal (Sans titre, 2018), le serre-joint qui semble faire ployer le fer à béton est en fait bien inutile (Sans titre, 2018). On y devine néanmoins une histoire de classe sociale, de manque de valeur ajoutée et de dérision ; nous ne sommes pas devant des monuments qui s’imposent par leur dextérité ou leur puissance. Nous faisons plutôt face à des objets hybrides et singuliers, fragiles, qui réclament leur existence en reliant plusieurs espaces et temporalités, sans jamais daigner fixer un sens.
1Philippe Le Guern, « Irréversible ? Musique et technologies en régime numérique », Réseaux- communication – technologie – société, n°172, 2012, p. 46.
2Tricia Rose, Black Noise : Rap Music and Black Culture in Contemporary America. Hanover/Londres, Wesleyan University Press, 1994, p. 89.
3« Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; [...] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! », Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1874, [https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Chants_de_Maldoror_(1874)/Texte_entier], page consultée le 28 novembre 2024.