On perçoit dans les premières œuvres d’Olivier Crouzel l’ombre de celles à venir. C’est ainsi qu’en 2002, alors qu’il mène une carrière de graphiste, il commence à réaliser des pièces, à la dérobée. Il moule des prises électriques ou de télévision dans du plâtre, puis dispose ces petites sculptures discrètes et fragiles dans des espaces naturels totalement inattendus ; au pied d’un rocher sur une plage, à la racine d’un arbre dans la garrigue. Elles disparaîtront inexorablement à la première pluie (Confort moderne, 2002). Autre œuvre fondatrice, cette série de photographies d’images projetées dans une grotte du Périgord – son pays natal. La lumière blanche d’un mois de juillet sur une plage du sud perce l’obscurité de la cavité, alors que l’image étale ses pixels sur les parois irrégulières. Les corps des touristes trouvent une texture et un relief dont ils avaient été dépossédés (Vacances rupestres, 2009). Connaissait-il le travail d’Alain Fleischer qui, procédant à l’inverse, superposait l’image de fissures murales sur la chair d’un modèle ? Toujours est-il que l’on perçoit déjà dans ces œuvres les fondements de ce que Crouzel développe par la suite : l’importance de la légèreté d’intervention ou le goût pour la création de situations éphémères ou inaccessibles. On y devine également les prémices d’une dissection minutieuse de notre société et de ses inconséquences.
L’artiste agit toujours avec la plus grande liberté. Il a mis au point un petit attirail de diffusion visuelle et sonore qui tient sur un vélo, lui permettant ainsi de projeter des devantures de grands magasins sur des lieux à l’abandon (Campagne urbaine, 2010), des portraits de villageois sur une petite place (Place de village, 2014), un monstre poilu sur des façades bordelaises (Chewbaca, 2015). Il investit ainsi des espaces qui ne sont pas dédiés à l’art, et sont même souvent désinvestis par les êtres humains, « abandonnés, en tension », comme il le dit lui-même. Ces choix sont le reflet d’une interrogation constante quant à l’intervention de l’homme sur le paysage – urbain comme naturel. Il s’est par exemple longuement intéressé au Signal (Le Signal, Érosion humaine, 2014), cet immeuble construit dans les années 1967 à Soulac, station balnéaire du Nord Médoc. Installée face à la mer, cette « verrue » – ainsi que l’appelle les locaux – est aujourd’hui abandonnée de ses habitants estivaux. En effet, l’immeuble est tragiquement destiné à s’enfoncer dans les eaux. L’érosion, irrémédiable conséquence du bouleversement climatique, fait son travail de destruction, petit à petit. Crouzel, lui, accomplit celui d’un archéologue du présent : il récolte des objets abandonnés, prend des photographies, rejoue des gestes quotidiens. Le passé se heurte au futur imminent. Le travail qu’il y réalise est protéiforme : performance sans spectateur – il passe le balais dans les communs –, installation – il reproduit à l’identique une pièce avec vue sur la mer –, vidéo – il fait disparaître l’immeuble en construisant un château de sable. L’ensemble est, à l’image du lieu investi, en mouvement. Enfin, il crée plusieurs projections sur la façade de l’immeuble. L’une d’entre elle avait été annoncée mais se déroula lors des grandes marées du mois de décembre, au moment où la mer était la plus haute et la tension à son comble, soit à 5h30 du matin… Aussi les œuvres de Crouzel demandent-elles souvent de la part du spectateur un réel effort pour y accéder – quand elles ne se passent pas totalement de public.
Il naît de cet aspect un refus de hiérarchie entre le travail in situ et sa documentation. En effet, l’in situ ne peut souvent pas être perçu sans sa documentation ; mais celle-ci n’existe pas sans le travail original. Cette dialectique se retrouve sans cesse dans les travaux de Crouzel. Les lieux et les mediums s’échangent, les strates se superposent : s’il diffuse des images sur des espaces réels, il peut à l’inverse projeter ses captures de paysage sur des installations fictives, ou filmer le tout et le projeter à nouveau. Rien ne semble jamais figé.
Dernièrement, ses œuvres prennent un tournant plus directement social. Invité par l’Alliance française et le musée Biomuseo à Panama,il souhaitait à l’origine diffuser des vidéos de pêcheurs d’Arcachon et créer ainsi un échange d’usages avec les marins panaméens. Mais, une fois sur place, il fait face à une injustice crasse. La population locale est chassée par les promoteurs immobiliers à coup de grands buildings aux pieds sales. Crouzel change ses plans et dessine un portrait des habitants des quartiers populaires ; il les écoute décrire leurs conditions de vie, les filme au travail, les enregistre parler de l’écart entre ces immeubles de verre et le terrain de sport qu’on leur a « généreusement » construit, quand eux réclament une simple maison commune pour accueillir les enfants après l’école. L’artiste organise ensuite une projection sur ce terrain de basket, place publique par défaut. Les habitants sont venus en nombre écouter leur voix et celles de leurs collègues, alors que les enfants s’approprient l’image et dansent devant elle. C’est finalement un espace social de discussion et de rencontre que Crouzel a créé. Dans un second temps, les différentes vidéos – entretiens, projections publiques – sont mêlées et diffusées dans le Biomuseo, où l’homme laissé pour compte prend la parole parmi les animaux en voie d’extinction (Détection, 2015).
C’est finalement tout un jeu d’échelles – sociales et dimensionnelles – qui s’opère dans le travail de Crouzel. L’individu oublié est projeté sur la place du village, la parole étouffée trouve voix au chapitre, la mauvaise herbe s’accroche à la façade, l’espace abandonné est illuminé. Le micro devient macro et l’invisible, spectaculaire. Peut-être que son œuvre n’est finalement qu’une lutte contre la disparition – des lieux comme des images, des hommes comme de leurs usages, des traces qu’ils laissent comme des souvenirs qui s’effacent.