La démarche de Pauline Castra naît d’un désir de collection. Fascinée par les musées et leur mission presque sacrale de préservation, elle s’applique à reproduire et mettre à l’épreuve leurs méthodes de conservation et de présentation.
Dans sa lecture inaugurale au Collège de France {note}1, Bénédicte Savoy met en perspective les différentes temporalités du musée qui contient des œuvres qui sont à la fois mises à l’arrêt, emprisonnées pour toujours dans des vitrines et sur des murs, et qui en même temps exercent une emprise poignante sur les générations défilant devant elles. La face diurne de l’accumulation de capital culturel du monde entier dans les musées européens du XVIIIe au XXe siècle est bien cette force créatrice générée par la contemplation de ces objets. Bien que immobilisés, leur influence dans la production de nouvelles formes et idées reste indéniable. Mais leur présence dans ces musées est lourde d’histoire. Le lien entre accumulation d’objets, pouvoir et domination ne peut être passé sous silence. Bénédicte Savoy nous rappelle que c’est lors de la Révolution française qu’émerge l’idée nouvelle selon laquelle l’appropriation intellectuelle des « objets d’art et de science » {note}2, à des fins de connaissance ne peut être dissociée de leur appropriation matérielle, et que les musées que nous visitons aujourd’hui encore, sont les héritiers directs de cette époque. Cependant ce que Pauline Castra s’attache à faire va à l’encontre de cette logique conquérante et questionne notre rapport à l’acte de collection. En effet dans son installation Panser-Classer (2020), elle ne questionne pas directement les objets de son désir mais leurs empreintes.
Si les éléments qu’elle inclut dans ses installations sont souvent glanés, il en va ici autrement. Au commencement de sa résidence de trois mois à Francfort, ses déambulations la confrontent à un espace urbain très ordonné et cloisonné. Son regard ne trouve pas les aspérités ni les débris auxquels elle s’attendait. Entre les bâtiments contemporains aux façades de verre et la version polissée du quartier de la vieille ville récemment reconstruit, rien dans les rues ne peut lui servir de matière première. La ville ne semble pas lui offrir ces objets-rebuts sans place ou dénomination fixe, facilement extractibles de l’espace urbain. Ses pas l’amènent alors au musée du Liebieghaus, plus précisément dans son jardin, où elle fait la découverte de ruines déposées à l’arrière du bâtiment, comme laissées à l’abandon. C’est là que commence la longue histoire de Pauline Castra avec les pierres oubliées de la ville de Francfort qui seront partie prenante de son travail. Restaurer un regard, panser des blessures, c’est dans une démarche de soin et de réparation que l’artiste nous confronte à l’existence de ces objets.
Impressionnée par ces fragments architecturaux partiellement sculptés, souvenirs d’une construction maintenant disparue, couverts de mousse et laissés là, au gré des aléas météorologiques, l’artiste souhaite diriger notre attention vers ces ruines sur lesquelles personne ne s’attarde vraiment. L’utilisation matérielle de ces objets s’avère cependant impossible, entre l’exercice de responsabilité des vestiges de la villa du Liebieghaus par la ville de Francfort, et les méandres de la bureaucratie. À nouveau, surgit face à l’artiste, la problématique de l’impossible appropriation physique de certains objets. C’est ainsi que la démarche artistique de Pauline Castra se nourrit des barrières qu’elle rencontra au cours de sa résidence. Et c’est de cet obstacle qu’est née la veillée-performance Vigil (2019). Il n’est ici pas question de possession mais littéralement et figurativement de mise en lumière progressive. À la nuit tombée, les participants sont accompagnés. À l’arrière du musée du Liebieghaus. À l’aide d’une lampe torche, ils sont incités à découvrir le tas de pierres plongé dans le noir. Le cercle lumineux produit par la lampe n’éclaire les fragments que partiellement et les yeux se concentrent sur ces détails qui surgissent de la pénombre. Alors des formes se révèlent peu à peu. Les participants et l’artiste explorent le tas de pierres sans les déplacer ni les manipuler. C’est une confrontation visuelle, sans contact physique avec les fragments. En dirigeant notre attention vers ces objets entreposés non pas dans le musée mais à côté, l’artiste les honore et les célèbre sans prendre en compte la valeur, ou plutôt non-valeur, qui leur a été attribuée. Est soulevée ici très directement la question de la conservation ainsi que celle de la construction qu’est le patrimoine culturel. En s’attachant à ces objets, elle interroge et critique les mécanismes décisionnels, qui sélectionnent ceux d’entre-eux qui sont dignes d’être protégés, conservés à l’intérieur de l’enceinte du musée et ainsi capables d’influencer les générations futures.
Divers échanges avec des institutions francfortoises l’amènent finalement au Steindepot (dépôt de pierre). Ce lieu, qui dépend du musée d’histoire de Francfort, conserve et classifie les pierres de la ville. Les objets conservés proviennent en grande partie de fouilles archéologiques, les premières traces d’occupation humaines relevées dans la région de Francfort remontant aux hommes de Neandertal. Dans cet espace, elle y découvre un groupement de pierres, ici aussi entreprosées à l’extérieur du bâtiment, dans un endroit où sont déposés les éléments considérés de moindre intérêt. Ces morceaux proviennent de la façade du Darmstädter Hof, propriété datant du XVIIIe siècle maintenant détruite et dont l’emplacement se trouvait à l’actuel centre de Francfort. Un temps entreposées dans la forêt de la ville, une sélection d’éléments sculptés a récemment été transportée au Steindepot (2011). Les notions de sélection et de conservation se retrouvent aussi dans l’histoire de ces objets. Il a, en effet, été décidé de laisser dans la forêt les morceaux les plus abîmés. Dans une démarche qui questionne les structures de préservation tout en étant liée à son désir de collection, Pauline Castra capture alors la surface des pierres du Darmstädter Hof, à partir desquelles elle crée de nouveaux objets. Elle procède ainsi par moulage : une couche épaisse d’argile est appliquée sur les fragments, puis de la paraffine est versée dans ces empreintes, formant ainsi une réplique en positif de leur surface. La paraffine est un matériau traditionnellement utilisé à des fins de conservation. Mais ici l’artiste s’en sert comme matériau de transit pour transporter une image, ne rapportant dans sa collection que ces empreintes qu’elle a elle-même créées.
L’installation Panser-Classer intègre les fragments du Darmstädter Hof sans qu’ils soient pour autant présents physiquement. Pour les spectateurs, ne sont visibles que ces nouveaux objets réalisés par l’artiste. Chaque empreinte est glissée dans une pochette de plastique transparente, elle-même suspendue au plafond par une fine chaîne de métal. Les 35 objets en paraffine se balancent légèrement dans la salle d’exposition. Leur fragilité n’est pas masquée et le dispositif de présentation ne tente pas d’y remédier. Positionnées à hauteur d’yeux, les empreintes sont offertes au regard du public sans plus grande protection. Pauline Castra souligne ici la tension entre conservation et présentation, qui souvent entrent en contradiction. Cette installation soulève aussi la question de la classification, procédé inhérent à la conservation. L’organisation d’une collection dans un système de classification est un moyen d’appréhender le monde mais aussi de créer des logiques de sélection. Dans Panser-Classer, chaque empreinte dispose bien d’une étiquette destinée à accueillir une dénomination, un code. Mais le système utilisé, un point quasiment invisible dessiné sur l’étiquette, se réfère simplement au positionnement des objets dans l’espace et change à chaque nouvelle présentation de l’installation, rendant impossible leur classement par ordre de valeur.
Les procédés mis en place par Pauline Castra posent la question suivante : comment garder, protéger et présenter des objets qui ne nous appartiennent pas ? Aussi bien Panser-Classer que dans Vigil, l’artiste intègre à son travail des objets préexistants. Son désir de collection se manifeste cependant par la production de nouvelles images et de nouveaux objets. Ce qu’elle s’applique à conserver et leur souvenir, leur empreinte. Et c’est sans les dénaturer, tout en respectant leur intégrité que Pauline Castra attire notre regard vers ces pierres oubliées.
Texte publié dans le catalogue IEPA#4, coédition Nekatoenea et Basis, 2020