« Le plus dur quand on fait de l’art, c’est que cet art soit justement fait sur ce qui n’est pas de l’art. »
Aude Anquetil, A Casa Mia ou la pensée de derrière
C’est entourée de formes communes, un néon rose « A CASA MIA », un crâne maquillé d’un rouge à lèvres lie de vin, des couleurs toscanes et quelques photos qu’Aude Anquetil me parle de son œuvre : A Casa Mia, ou la pensée de derrière. Ce que je ne savais pas encore, c’est que ce travail serait composé d’une constellation de moments. Des moments qui enrobent son travail et démultiplient la beauté de ce devant quoi nous sommes passés sans nous attarder, sans comprendre, sans savoir. Des moments vécus par elle, des moments vécus par moi, de moments vécus par d’autres qui, dans une fluidité constante, renaissent dans des formes auxquelles on ne s’attendait pas.
Aude Anquetil écrit. Déjà auparavant, via le récit cinématographique, elle écrivait. Des personnages se créaient et des narrations se construisaient, et même alors, ce n’était pas sur ces instants de tournage que son intérêt se portait. Son intérêt allait invariablement vers tout ce qui faisait « effet », toutes ces créations extérieures qui rendaient possible, presque tangible, et qui servaient à la narration que l’on vous présentait, aux personnages que l’on vous demandait de suivre.
C’est à la suite de ces expériences filmiques qu’Aude poursuit son travail dans l’écriture de fiction. Elle décide alors de faire de l’écriture son œuvre, comme d’autres artistes ont choisi le son ou la vidéo. Ce sera parfaitement consciente de l’importance de ce choix qu’elle continuera de créer. Le livre sera son œuvre, ses personnages seront une part d’elle-même et les objets produits seront les déclencheurs de moments de grâce où l’entièreté de son travail existera comme un tout, savamment construit.
« J’essaie, en d’autres termes, de mettre à jour quelque chose qui n’est pas extraordinaire, que l’on pourrait qualifier de banal aux yeux de ce qu’il convient de désigner comme romanesque, mais je crois que raconter une réalité ordinaire tout en lui appliquant cet écran littéraire peut concentrer un peu l’espoir d’une réalité universelle. {note}1 »
Déjà en 2016 avec Bruno, ou le manifeste du néo-bovarysme, Aude ne dépeint pas, mais nous livre un tableau complet. Composé et dessiné avec une multitude de touches, son livre, écrit en quatre temps, suit l’arc narratif d’un grand tableau. Comme Le radeau de la Méduse en son temps, le tableau de Bruno, un tableau bien à elle, se découpe en plusieurs grandes scènes, et ces scènes se composent elles-mêmes de saynètes entrecoupées de citations choisies, ajoutant au décorum pictural de son œuvre.
« En une seule pensée créatrice revivent mille nuits d’amour oubliées qui en font la grandeur et le sublime. Ceux qui se joignent au cours des nuits, qui s’enlacent, dans une volupté berceuse, accomplissent une œuvre grave. Ils amassent douceurs, gravités et puissances pour le chant de ce poète qui se lèvera et dira d’inexprimables bonheurs. Tous ils appellent l’avenir. {note}2"
Assez rapidement, en lisant cette œuvre d’Aude Anquetil, on se rend compte que l’image qui se forme n’est pas celle d’un roman conventionnel. La découpe des paragraphes et les annotations accompagnées de citations sont autant de touches picturales qui vont piocher dans la palette graphique de l’artiste. Une palette riche de mots et de connaissances. Toutes ces touches, en grappes de mots, en paragraphes et en références construisent un tout qui peut aussi être sécable. Comme on pourrait avoir envie de regarder un tableau de loin, dans son ensemble, et comme nous pourrions avoir envie de le détailler de plus près ; alors même que l’œuvre, dans sa forme de livre, s’empare de tout ce qui conventionnellement en fait l’essence : un aspect livre, avec ses notes et son péritexte, etc.
« Je suis toujours à la recherche de création de personnages, d’icônes, d’incarnations allégorique d’une pensée à mettre en œuvre. De là je me suis intéressée à ces figures stéréotypées, notamment celle de l’écrivaine. A tel point, qu’il a fallu expliquer, dans les notes de l’auteur de Bruno…, à quel point - moi écrivaine -, était un personnage. {note}3 »
C’est ici que l’artiste ne s’exprime plus seulement en auteure mais véritablement en mère d’une production créatrice de pensée. Ce qui est même parfaitement assumé par Aude Anquetil lorsqu’elle écrit : « Cette histoire est alors la vie du personnage Bruno, champion de patinage artistique déchu, raconté par Aude, personnage d’écrivain romantique, jeune femme accoudée à la fenêtre de sa chambre pour écrire, la nuit. » ou bien quand elle clôture sa première œuvre fictionnelle : « Je suis Aude Anquetil, j’ai 23 ans et je me regarde dans le miroir. » Dans ce miroir que l’on retrouvera plus tard dans son deuxième écrit, Aude se voit et se découvre, mais sous les traits de Bruno, livre- portrait. A la foi auteure, personnage de fiction, cliché stéréotypé ou encore analyste de sa propre création, elle nous livre ici non pas un autoportrait, mais plutôt l’allégorie d’un personnage pluricéphale qui s’incarne dans une pensée manifeste : celle du Néo-bovarysme. A Casa Mia, ou la pensée de derrière continue d’explorer cette forme créatrice. Toujours en reprenant les codes normés du livre, une fois encore, Aude Anquetil fait mouche et joue avec le lecteur en lui proposant une suite de fragments à la Pascal, qui se concluent par un dialogue schizophrénique entre le personnage de l’auteure – qui n’est toujours pas le copier-coller de l’artiste – et son psychanalyste, sorte de Jiminy Cricket / conscience auto-analytique.
« Cette volonté de rendre réelles mes fictions mentales est un projet au long court, aux multiples formes. Si je les écris, cela ne veut pas dire que je livre en pâture mon intimité, non, ça veut dire que je fais de mes divagations mentales une réalité tangible : des mots. {note}4 »
Ces mêmes mots qui, parce que vous les lisez, créent une nouvelle image et, par le biais de votre propre lecture continuent de faire des divagations de l’artiste une réalité tangible. C’est à ce compte que votre propre personnage, celui du lecteur comme celui du regardeur, entre dans certaines composition picturales, entre en jeu et ajoute une ultime couche de pensée, infinie, puisque renouvelable à chaque lecture.
C’est aussi en cela que se développe « la pensée de derrière », sans remettre en cause aucunement les dogmes de la littérature romantique, Aude questionne et pointe du doigt des états, via sa propre expérience, au travers des multiples masques qu’elle endosse, au fil de son récit. Chacun de ces masques, chacun des personnages qui l’habillent, sont l’incarnation allégorique d’un état d’être, d’un constat.
Et, chacun de ces états, de ces figures, de ces pensées, en plus d’être incarnés par ces personnages, se retrouvent générateurs, producteurs d’objets référents, à la fois décorum propre à l’artiste mais aussi identifiables via les personnages qu‘elle créé.
Ces créations plastiques, qu’elles soient chambre, néon, lit, memento mori, etc., ces objet-œuvres qui réutilisent des motifs littéraires et/ou propre à l’histoire de l’art bien connus mais non plus composées de mots, sont pour le regardeur du travail d’Aude Anquetil qui a lu ses œuvres-livres, les déclencheurs de moments quasi-épiphanique. C’est à ce moment précis que cette pensée de derrière devient la leur, la nôtre, et non plus seulement celle des personnages que l’artiste a créé et qu’elle nous partage.
Il est important que le spectateur et le lecteur se retrouvent, consciemment ou non, eux-mêmes vecteurs d’une pensée de derrière. Pour ce faire il suffit de suivre la piste des objets signifiants, disséminés par l’artiste dans ses œuvres et dans les expositions qui les accompagnent. Car c’est par ce biais que nous pouvons avoir le meilleur accès possible au travail présenté. Au moment où, vous, tout comme je l’ai vécu, vous retrouverez, en train de lire le fragment correspondant, dans le dispositif de lecture qui vous sera offert, qui est aussi le dispositif d’écriture de l’artiste,qui est tout autant un motif allégorique, que l’incarnation d’une pensée, vous aurez vous aussi eu accès aux questionnements révélateurs de possibles infinis proposés par Aude Anquetil. Ce moment incroyable où l’artiste-auteure, le personnage et le lecteur fusionnent en une seule et même personne à la pensée commune.
Texte réalisé dans le cadre de sa résidence #Générator pour 40mCube à Rennes, et pour Aude Anquetil en vue de son exposition à Arondit Cellar Door, juin 2018, deuxième collaboration entre Arondit et les artistes résidents de 40mCube pour le programme Générator4.
1Aude Anquetil, A Casa Mia ou la pensée de derrière, extrait
2Bruno, ou le manifeste du néo-bovarysme, extrait ; R.M. Rilke, Lettres à un jeune poète
3Extrait de l’entretien d’Aude Anquetil par Léo Marin, le 24 avril 2018, Place Saint Germain, Rennes, Bretagne.
4Aude Anquetil, A Casa Mia, ou la pensée de derrière, page 44.