Les peintures de Jane Harris, artiste anglaise née en 1956, répondent depuis les années 1990 à un ensemble de contraintes précises : un format rectangulaire, de l’huile sur toile, une forme, une ellipse, parfois multipliée (par deux, trois ou quatre), et deux couleurs {note}1. Une rigueur, produite aussi par certains de ses outils, des gabarits d’ellipses - discipline qui n’est pas sans rappeler celle d’une peintre de ses aînées, Agnes Martin, retranchée comme elle du courant (Harris s’est installée depuis 2006 dans un village français reculé de Dordogne).
Chaque œuvre est réalisée dans un temps long {note}2 nécessaire au recouvrement du support ou d’une couche antérieure – il y en a de trois à cinq, au-dessus d’un fond ocre rouge - par la répétition de haut en bas de touches parallèles épaisses qui se chevauchent – construisant l’espace comme celles de Cézanne, dont Harris a beaucoup regardé les paysages et les natures mortes {note}3. Il y a un goût, dans cette attention au faire, pour le décoratif, ou, préfère l’artiste, l’ornement – ne nomme-t-elle pas les dessins préparatoires réalisés sur de très grandes feuilles {note}4 des cartons ? : quelque chose de précieux, porté en particulier par le ruban formant corolle qui sépare forme(s) et fond, comme aussi par l’usage de peintures métalliques (lui permettant depuis 2005 d’obtenir le lustre qu’elle recherche pour ses couleurs, parmi lesquelles l’or et l’argent font souvent retour). L’ellipse répétée, issue de motifs vus dans des jardins étudiés lors de voyages au début des années 1980 {note}5, évoque fontaines et miroirs (sujets de peintures en 1989-1990), mais aussi cadres, cartouches, champs de tapis et pavements {note}6, montrant un lien, décomplexé, au décoratif.
Si l’ellipse vient de son intérêt pour les mathématiques, elle se prête en effet, tendant vers une troisième dimension, à toutes les lectures – équivalent de l’outil ovale du peintre français Pierre Mabille, ouvert aux projections. Les couleurs de départ sont issues d’un réel remémoré insiste Harris qui situe ses peintures dans « une place qui n’est pas fixe » {note}7 entre abstraction et figuration – une place impure, où viennent cohabiter planéité et profondeur {note}8, repos et mouvement {note}9. Le fonctionnement de l’œuvre est abstrait : rapports entre les couleurs (avec Albers comme figure tutélaire), avec la lumière (un côté op produit par la direction et la taille {note}10 des touches, qui diffèrent souvent entre fond et ellipse(s)). Les jeux formels sont essentiels dans cette œuvre où l’humour est présent - dans la ligne (parfois assez cartoon), révélant un côté pop, et les titres (de Mium mium {note}11 à La di da {note}12), qui signalent toute la distance introduite dans des peintures que l’on pourrait décrire comme féminines. Un sourire se lit dans le redoublement des formes, qui se mirent – et l’artiste de mettre en lien son travail avec une saisissante (drôle et funèbre) peinture du début du XVIIe siècle conservée à la Tate et découverte dans sa jeunesse, The Cholmondeley Ladies, couple de femmes presque identiques portant enfant, aux visages perdus dans le décor textile qui les entoure et les fige.
Ce retour du miroir, du double, de l’écho, dans des peintures où l’absence de figure (reflétée) est manifeste, indique peut-être ce qui se trame ici : peindre la peinture, en rejouant Narcisse, devenu fleur, désigné par Alberti comme son inventeur - sans rien céder, tout en s’en jouant, de ses illusions {note}13 / son aura, ses discrètes jouissances :
« La peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser ainsi la surface d’une fontaine ? » {note}14.
1Des œuvres sur papier sont réalisées parallèlement, qui obéissent à d’autres lois : ainsi celles au crayon, toujours sur un même papier (Fabriano) de format identique (56 x 76 cm).
2Qui explique le nombre réduit d’œuvres achevées par an (une petite dizaine).
3« Je suis particulièrement intéressée par la manière dont il utilise la même taille de traits de pinceau pour le ciel et les montagnes lointaines comme pour les éléments du second et du premier plan », Jane Harris, mail à l’auteure, 10 juillet 2013.
4Agrandissements, après sélection et choix de leur sens, de premiers dessins effectués dans des carnets : elle les reproduit ensuite sur toile grâce à des transparents.
5Jardins français notamment, étudiés durant neuf mois passés à Paris en 1985-1986 ; au Japon, où elle reste deux mois en 1982, elle se souvient surtout des échos entre paysage réel et paysage miniaturisé dans les jardins utilisant la technique du shakkei [paysages empruntés] : la marque davantage le redoublement du motif, donc (et le rapport du spectateur à lui) que le motif lui-même.
6Ainsi celui de la Basilique Saint-Marc à Venise, dont une image est au mur de l’atelier lors de ma visite (7 juillet 2013).
7Jane Harris, in Lucile Encrevé, « Une place qui n’est pas fixe. De quelques peintres abstraits contemporains », La peinture est presque abstraite, Bourges, Le Transpalette, 2009, p. 4
8« J’aime quand l’espace est étroit, quand on a un feuilletage de plans » (Jane Harris, entretien avec l’auteure, 7 juillet 2013) – affirmation à la fois du plan et d’un espace créé dans la peinture qui correspond à ses idées sur le shakkei comme à sa lecture des peintures de Cézanne (mail à l’auteure, op. cit.).
9« un mouvement retenu » (Jane Harris, entretien avec l’auteure, op. cit.), lié aux motifs évoqués (roues, oiseaux).
10Celle des différents pinceaux utilisés (de un à trois par tableau).
11“Mium Mium est une peinture fondée sur les deux couleurs de cadmium utilisées – le vert de cadmium et l’orange de cadmium. Le titre est lié aux couleurs, mais ses sonorités sont liées à l’idée de quelque chose de savoureux. [Mium Mium is a painting based on the two colours of cadmium used - Cadmium Green and Cadmium Orange. The title relates to the paint, but its sound relates to the idea of something tasty.]", Jane Harris, in Helen Sumpter, “Elliptical Illusions”, The Big Issue, 28 janv. 2002.
12Se dit en anglais d’une personne prétentieuse.
13Le mot “illusion” revient à plusieurs reprises dans notre entretien : « La peinture est une illusion », déclare Jane Harris, platonicienne (entretien avec l’auteure, op. cit.).
14Alberti, De la Peinture [1435], Paris, Macula, 1993, p. 135.