Jean Sabrier

vu par

Arturo Schwarz

Jean Sabrier, un poète des profondeurs

Je le sais fort bien, à chaque génération certains s’exclament « le monde n’est plus ce qu’il était. » Sommes-nous sûrs que cette fois-ci nous récitons une rengaine ? L’industrie de la viande dévore notre planète, la dégradation des rapports humains, l’expansion des fondamentalismes, les monopoles industriels internationaux qui gouvernent plus encore que les organismes étatiques nationaux – sont autant de phénomènes qui lentement, mais sûrement, transformeront notre monde en un enfer quotidien. Peut-être que la jeunesse – comme l’espérait André Breton – aura son mot à dire et le fera avec assez de force pour arrêter cette course vers l’abîme.Jean Sabrier, comme beaucoup d’entre nous est parfaitement conscient de cet état de choses. En outre – ce qui n’est pas sans laisser de profondes traces – le destin de sa première jeunesse est constellé d’événements aussi tragiques qu’initiatiques. Jean découvre à quinze ans – grâce à un jeune poète, son ainé de trois ans qui se suicidera à l’âge de 24 ans – Henri Michaux, Antonin Artaud et Georges Trakl.

Lors d’un séjour à Londres il rencontre le fils d’un diplomate iranien ayant épousé une enseignante française. Ce jeune poète – au destin tout aussi dramatique : il se pendra dans son jardin à 19 ans – l’initie à la peinture. Très jeunes les deux amis partageaient davantage l’aventure spirituelle des animateurs du Grand Jeu – Lecomte et Daumal – plutôt que celle du Surréalisme. Pour Jean Sabrier cependant, Georges Bataille et Maurice Blanchot sont alors les écrivains qui importaient le plus.

C’est à travers Alain Jouffroy que Jean Sabrier rencontre le Surréalisme. Jeune peintre, à la vue d’une série de catalogues de Bram Van Velde il décide d’abandonner la peinture. Le Surréalisme l’incite à concilier la poésie et certaines formes de littérature et de peinture. André Masson, Leonora Carrington sont parmi les artistes qui l’émeuvent le plus. Plus tard – dès les années soixante-dix – c’est Marcel Duchamp qui retiendra le plus son intérêt.Je m’arrêterai ici à un seul aspect de l’activité artistique de Sabrier, celui inspiré par les œuvres optiques-cinétiques de Marcel Duchamp. Celui-ci précisait à William Seitz, « être peintre pour le plaisir d’être peintre n’a jamais été le but ultime de ma vie. C’est pourquoi j’ai tenté d’autres formes d’activité – des choses purement optiques ou cinétiques {note}1. ». Naissent ainsi, dès 1918, et en rapide succession : Stéréoscopie à la main (1918-19), Rotative Plaques de Verre – Optique de précision (1920), Disques à spirales (1923), Rotative Demi-Sphère – Optique de précision (1925) et, une dizaine d’années plus tard, Rotorelief – Disques optiques (1935).

Nul doute que ce désir spéculatif de recherche incitera Jean Sabrier à explorer, à son tour, un monde où l’artiste donne à voir au spectateur l’illusion de la profondeur grâce à un artifice optique ou cinétique. Mais avec Jean, et pour cause, aucun besoin de cinétisme puisqu’il s’agit de stéréogrammes (ici 12 sont tirés à 26 exemplaires et présentés dans un emboîtage édité en septembre 2007).Nous pouvons ainsi admirer, en toute commodité et sans bouger de notre chaise, plusieurs versions de certaines des œuvres à peine citées : Rotative Plaques de Verre – Optique de précision (1920), deux variantes de Rotative Demi-Sphère – Optique de précision (1925). Au tout s’ajoute une Horloge au Mazzocchio coiffant l’éclaboussure, également saisissante.

Arturo Schwarz

Juin 2012

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1William C. Seitz, What’s Happened to Art, Entretien avec Duchamp, in Vogue (New York), n°4 (15 février 1963), p. 113. À cet égard voir aussi mon “De la beauté de précision à l’optique de précision » in La Mariée mise à nu chez Marcel Duchamp, même, G. Fall, Paris, pp. 66-75

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