Je me suis senti violé

« Cacher la vérité à sa compagne. »

 

  • {Je me suis senti violé}, 2020
    Je me suis senti violé, 2020
    Saynète : Les deux protagonistes, Candice et Antoine
    Crédit photographique : Kévin Huber
  • {Je me suis senti violé}, 2020
    Je me suis senti violé, 2020
    Saynète : Les deux protagonistes, Candice et Antoine
    Crédit photographique : Kévin Huber
  • {Je me suis senti violé}, 2020
    Je me suis senti violé, 2020
    Saynète : Les deux protagonistes, Candice et Antoine (détail)
    Crédit photographique : Kévin Huber

 

Samedi 14 mars : Candice Renoir et Antoine Dumas partent en week-end vers la Rochelle. Candice a une petite maison secondaire à Châtelaillon Plage.

Antoine : J’espère qu’on va faire autre chose que bricoler.
Candice, au volant : On bricolera cet après-midi mon chou. Je voudrais monter le meuble et faire quelques aménagements dans la cuisine.
Antoine : Et après ?
Candice, s’apprêtant à doubler un camion sur l’A10  : On ira se balader sur la côte. Il fait beau dimanche normalement. On pique-niquera face à la mer, tu verras !

Un message lumineux jaune sur fond noir : CORONAVIRUS, RESPECTER LES DISTANCES, SOYEZ PRUDENT !

Candice, se remettant sur la file de droite : Encore ! Ça fait déjà 3 fois qu’ils nous rabâchent la même info depuis qu’on est parti !
Antoine, en regardant par la fenêtre  : En même temps ça a l’air sérieux cette affaire.
Candice : Tu parles ! Les médias en profitent, parce que de toute façon, ils n’ont rien d’autre à dire. Du coup les gens paniquent, et la psychose gagne du terrain.

Plusieurs minutes passent.

Candice : J’aimerais bien qu’on fasse un point sur les comptes Antoine.
Antoine, qui panique, sans le montrer  : Quand ?
Candice : Ce soir ou dimanche soir, pour voir comment on s’organise pour la suite.
Antoine : Tu veux vraiment faire ça maintenant ?
Candice : On sera dans un lieu sympa, c’est l’occasion !

12h30 : Candice se gare dans l’allée du jardin. L’herbe a poussé. C’est un vert criard qui vous saute à la figure. Il y a des fleurs partout, et des dizaines de bourgeons dans les massifs.

15h.

Candice, accroupie  : Passe-moi le tournevis chaton.
Antoine : Tiens.
Candice : Merci.

1 minute plus tard.

Candice, se relevant  : Ça m’a l’air pas mal. On va l’installer sous le plan de travail, à côté de l’évier.
Antoine, blasé, et déjà fatigué : Ok.

Ils le déplacent à l’endroit prévu.

Candice : ET MERDE ! J’ETAISRE QUE CA PASSERAIT !
Antoine : Bon, qu’est ce qu’on fait ?
Candice : Le mètre s’il te plaît.

Antoine le lui donne. Candice mesure le meuble à nouveau.

Candice : Juste deux cm en moins et c’était bon ! Ah mon avis, ça vaut le coup de raccourcir les pieds, comme ça, ça nous permet de rester sur le plan A .
Antoine : En attendant, le plan B c’est quoi ?
Candice : Et bien, mettons l’étagère ici en attendant.

Dimanche 15 mars.

Antoine et Candice ont déjeuné sur la terrasse. Antoine ressort du salon par la porte vitrée avec les cafés et le chocolat. Candice est au téléphone avec Aline, une amie. Antoine pose le plateau, se rassoit.

Candice, raccrochant : Bon.
Antoine : Qu’est-ce qui se passe ?
Candice : C’est la merde. Bars, cafés, restaurants, tout est fermé ! Après les écoles et les universités ça continue. C’est du délire Antoine. Aline me fait : « le pire est à craindre. » Il ne manquerait plus qu’ils nous assignent à résidence tiens !
Antoine : Ou la, d’accord.
Candice : On va quand même se faire un tour tout à l’heure, ça nous changera les idées. On mettra les infos ce soir avant de regarder les comptes.

17h : Antoine et Candice se baladent sur la plage, sous l’immensité du ciel bleu. Des dizaines de promeneurs vont de gauche à droite, ou de droite à gauche, en suivant la mer. L’océan est calme, doux, avec ses milliards de paillettes argentées.

Candice : On se met là pour le goûter !
Antoine, sac en main  : Si tu veux.

Il la rejoint près de la dune. Candice réceptionne le sac, sort la bouteille de jus de pomme, les verres, la brioche. Antoine redoute le moment fatidique sous ses airs de jeune trentenaire.

20h : Candice et Antoine s’apprêtent à dîner. Antoine allume la télévision.

Gabriel Attal, premier secrétaire d’état à la jeunesse, sur le plateau de France 2  : Il faut garder son calme d’accord. On a déjà fait face à bien pire. C’est inédit, il faut l’accepter, mais je refuse de céder à la panique.
Nadine Morano, politicienne de droite, sur le plateau de France 2 : Mais justement, vous êtes en train de nous conduire à la panique ! Qu’est-ce que Monsieur Macron va encore nous annoncer dans les prochains jours ?! Fermer tout un pays, du jour au lendemain, sans la moindre information, sans la moindre préparation ?! En réalité, je m’attends à ce que nous soyons dépassés par les événements...
Candice : Éteins la télé c’est gonflant !

Antoine le fait sans rien dire. Il se serait bien vu regarder l’émission, mais c’est le contrôle de Candice qui aura le dernier mot.

Candice, en débarrassant la table  : Bref, ils sont pommés ! De ce qu’il faut faire, ils en savent rien ! Aucun intérêt !

Antoine aide Candice à débarrasser, fait la vaisselle. Candice prend son mac, s’installe sur le canapé. Elle va sur le site de la BNP PARIBAS. Le moment fatidique arrive. Antoine commence à transpirer. La peur monte à l’intérieur de lui.

Candice, absorbée par son écran : Tu vas chercher ton ordinateur chéri.
Antoine, en se dirigeant vers les toilettes : J’arrive.

Il revient 5 minutes plus tard avec son PC.

Candice : Toujours rien pour ma paie !
Antoine, en s’asseyant à côté d’elle : Ah.
Candice : Et toi, fais moi voir.

Antoine s’attend à recevoir un torrent d’eau glacé dans la figure. Candice le regarde avec insistance. Antoine va sur le site du Crédit agricole, rentre les codes, machinalement, sans oser faire marche arrière. Il se sent déshabillé par les injonctions de Candice. Les mâchoires du moment fatidique vont se refermer sur lui.

Candice : 76 euros sur ton compte courant, c’est peu. Et sur le livret A, qu’est-ce que ça donne ?

Antoine prend une respiration, tiraillé entre l’angoisse et l’envie de cogner Candice.

Candice, remontée : Où sont passées tes réserves Antoine ?

Un silence. Antoine affronte les yeux vifs de Candice.

Candice : 1500 euros, c’est ce que tu m’as dit la dernière fois.
Antoine : C’est bizarre.
Candice : Tout a disparu !
Antoine : J’ai sûrement fait une erreur ou alors...
Candice, le coupant, rouge : Tu me prends pour une conne.
Antoine : Candice...
Candice, le coupant  : ARRETE ANTOINE !!!!

Un silence.

Candice, les yeux mouillés : Tu me mens.
Antoine, dans une bouffée de chaleur  : J’ai simplement voulu t’épargner.
Candice : En me racontant des salades. Je veux savoir la vérité Antoine !
Antoine : J’allais récupérer...

Candice lui prend son ordinateur, parcourt le relevé de compte.

Candice, au bout de 10 minutes  : C’est sûr, avec ces tonnes de dépenses, tu allais forcément plonger.

Candice entend son téléphone vibrer.

Candice, décrochant : Oui ?
Aline : C’est encore moi. Les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits. Non mais je te jure, le monde flippe. J’ai passé deux heures devant la télé. Il ont parlé de ce qui se passe à l’étranger. Toute l’Italie est maintenue en quarantaine depuis lundi dernier. Ça va nous pendre au nez ça aussi. Et puis les gens deviennent totalement fous : tout ferme, peur de la récession qui s ’annonce. L’heure a sonné j’ai l’impression. C’est la fin du monde. Et vous comment ça va ?!
Candice, dans un grand sourire : C’est la fin du monde aussi pour nous va. Ma paie : toujours rien. Plus un sou sur les comptes d’Antoine. Découvert de 80 euros sur son livret A. Le budget du couple en prend un coup. Entre ce qui se passe à l’extérieur et ça j’ai eu ma dose pour la journée tu vois !
Aline : Ah zut alors ! Bon, ça va s’arranger ! Bisous !
Candice : Bisous !

1h du matin : Antoine a le regard brisé. Les mots de Candice rodent encore dans sa tête. Antoine se sent sali, comme si les mains de sa compagne passaient leur temps à glisser leurs doigts sous son pantalon.

 

Mini bande-son anonyme du 8 mai 2020, 13h46
Diffusée sur le répondeur de la radio France Inter
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