Grégory Cuquel - From Beyond : Deux manières de baiser

Benjamin Bianciotto, 2012

Lorsque l’on évoque le baiser, deux images peuvent vous venir à l’esprit. Celle de la splendeur des corps à la blancheur pure du marbre d’Auguste Rodin (Le Baiser, 1898), ou celle de la tête de vieillard coupée en deux et aux profils assemblés l’un contre l’autre de Joel-Peter Witkin (Le Baiser, 1982). Splendeur et décadence, ou inversement : tout dépend de votre point de vue et de vos goûts en la matière. Les deux parlent pourtant de la même chose : trahison, adultère, et mort aux portes de l’Enfer, entre amour interdit et damnation. Les deux sont “romantiques”, au sens premier ou extrapolé du terme. Les deux sont des visions de ruine.

L’exposition From Beyond {note}1 de Grégory Cuquel est fondée sur cette notion de ruine. Sans doute Jean Clair y verrait même une ruine de l’art, l’expression de sa décadence, voire de son ignominie. A raison ? Ce n’est ni à exclure, ni à considérer comme inimaginable par l’artiste. Parce que justement Grégory Cuquel se place dans une tradition de l’anti-tradition. Cette fameuse lignée née de l’underground pour bouleverser les règles et renverser les codes moraux et esthétiques avant d’être, à coup sûr, récupérée, digérée, adulée par une société extrêmement résistante à toute tentative parasite. Pas besoin de dresser l’arbre généalogique, racines en l’air à la manière des Upside-down trees de Robert Smithson, de ces rebelles en herbe. Le tracé Dada-situationnistes-punks a été fait de manière indépassable par Greil Marcus {note}2. Tous désormais marketés, vendus, absorbés, muséifiés, à la pensée déformée, réduite à un format consommable. Mais l’on pourrait continuer la ligne. La génération américaine des Dash Snow, Dan Colen, Ryan McGinley, etc, illustre parfaitement cette génération de non-conformistes. Seulement, cette dernière a été dressée pour être assimilée par le marché. Premier exemple peut-être d’une révolte consciente de son potentiel commercial. Ce qui ne signifie pas une révolte fabriquée. Mais une révolte désireuse d’être exhibée (la mort/suicide de Dash Snow étant la pierre d’achoppement du système). Grégory Cuquel est-il pour autant leur “cousin d’Amérique” ?

Disons plus sûrement qu’il fait le lien entre le Merzbau de Schwitters et le Merzbow d’Akita. Il fait de sa propre « cathédrale de la misère érotique » un temple noise. A première vue, son œuvre est une provocation faite à nos certitudes, à nos repères, au bon goût même. Pourtant, comme on l’a vu, il a derrière lui toute une famille d’artistes en marge devenus point de repères historiques. Comment d’ailleurs ne pas envisager les réunir autour d’une table de Spoerri ? Celui qui a élever le rebut au rang d’art, en compagnie de nouveaux réalistes soutenus de main de maître par Pierre Restany, et qui ont ensemble une fois de plus rebattu les cartes de l’ordre et de la morale. Finalement Cuquel s’inscrit dans cette démarche de faire de l’art à partir de rien, de ce que l’on trouve. Mais ce sont précisément les racines même de l’acte créateur. De sa naissance caverneuse à la dimension sacralisée de la peinture, des pigments sur de la pierre puis sur un bout de tissu, l’art se crée sans moyens. Bien loin évidemment des dépenses somptuaires et ostentatoires de l’art contemporain dans sa dimension la plus visible et la plus critiquée (Koons, Hirst, Murakami, etc). Récupéré ce que les autres ne veulent pas pour en faire une œuvre peut donner l’illusion baudelairienne de la transformation de la boue en or. Comme elle pourrait évoquer la destruction créatrice schumpeterienne. Mais là n’est pas forcément le propos. Car on retrouve dans son travail d’évidentes résonnances avec un certain classicisme. Ses sculptures par exemple sont de parfaites démonstrations de recherches sur la notion d’équilibre, d’association de la couleur à la forme. Comme toute sculpture le devrait. Comme sa « peinture » rappelle les expérimentations des premiers collages cubistes : récupération, assemblage et jeux de matières. On ne compare pas. On reconnaît les traces.

Il y a en fait une étrange singularité qui se dégage de son travail. Celle-là même qui vous repousse au premier abord, une altérité qui ne se laisse pas réduire, un véritable défi. C’est très exactement cet entre-deux, ce balancement entre Rodin et Witkin. On se retrouve devant ses œuvres entre classicisme et modernité, extrême finition et art brut, sérieux et désinvolture, référentialité assumée et tabula rasa. Cela peut apparaître gênant, comme un flou ; cela peut apparaître fascinant, comme un trouble. Pour mieux vous en assurer, il suffit de prêter attention, face à l’amas (in)formel qui vous fait face, aux multiples détails significatifs qui trahissent la sensibilité de son approche : le nom du groupe Death, un ensemble de cigarettes, un radis noir, un fil qui pend d’un t-shirt de Carcass, un serpent esquissé. Grégory Cuquel cherche à maitriser le chaos, comme nombre d’alchimistes avant lui. La quête de la transmutation, c’est tenter de réunir les opposés, c’est embrasser ce rêve fou de l’état transitoire, du passage. Celui qui se déroule au creuset de l’atelier et qu’il expose sous une forme encore mouvante. Un baiser qui scelle l’irréconciliable, comme Judas et le Christ, Brejnev et Honecker, soi avec soi, l’art contemporain et Pungent Stench {note}3.

Texte de Benjamin Bianciotto, publié le 16 juillet 2012 sur http://www.dust-distiller.com/

>Voir la documentation de l’exposition From Beyond

1Grégory Cuquel, From Beyond présentée à la galerie Olivier Robert curatée par Jérôme Lefèvre. Exposition du 21 juin au 28 juillet 2012.

2 Lipstick Traces, a secret history of the 20th century, 1989, Cambridge, Harvard University Press (traduction française : 1998, Paris, éd. Allia).

3Pungent Stench, groupe autrichien de Death Metal dont la pochette de l’album Been caught buttering (1991, Nuclear Blast) reproduit Le Baiser de Joel-Peter Witkin.

Autres textes à consulter