PLUS DURE SERA LA CHUTE

Françoise Valéry, 2019

Souvenirs de la performance, octobre 2019

19h - Distribution de nez de clown en plastique rouge, taille unique, un plein panier à l’entrée
Gradins aériens, à claire-voie, bois clair et structure métallique
On se place au premier rang, pourquoi pas ?
Devant nous, au sol, des coussins disséminés en cas d’enfants
(nous sommes dans une sorte de gymnase) (sommes venus tout exprès) (en vélo depuis la rive gauche) (beau temps début de soirée) (où sommes-nous ?) (peu après l’arrivée nous avons suivi des gens) (depuis le bar) (suivi celui qui disait “Pour la performance c’est par ici”)

J’essaye mon nez de clown, il ne tient pas. Qu’est-ce qu’on va nous demander de faire avec ces trucs ?
Sur le nez de Franck ça tient bien. Je déforme le mien, ça tient mieux.
Si je reste comme ça sans bouger.

Devant nous, sur la droite, un écran de projection
À l’avant, un bureau, derrière lequel Isabelle est peut-être déjà assise
Sur le bureau, des micros, des feuilles de papier
Y a-t-il un bureau pour chacun ou bien Serge est-il debout ? Ou les deux sont-ils derrière le même bureau ?
Serge est sur la gauche, Isabelle à droite, l’écran encore à droite
Entre lui et elle, plus en avant vers nous, un dispositif relie le sol au ciel
En hauteur, en haut d’un fil, un globe terrestre en suspension
Socle + manivelle + globe terrestre + élastique relié à un filin
(tendu à l’horizontale) (sous le haut plafond du gymnase)

Serge et Isabelle étaient-ils en place dès le début ou sont-ils arrivés des coulisses une fois le public installé ?

Silencieux, concentrés, voués
Avec le sérieux des grands révélateurs
Isabelle sexy - en robe de lamé vert, bouche rouge, cheveux noirs attachés
Serge élégant - costume nickel, nœud pap
Les deux ont la classe un brin décharnée (mangent-ils suffisamment ?)
Leurs costumes semblent les tenir
Marionnettes d’eux-mêmes, ils maîtrisent les ficelles de leurs terminaisons nerveuses
Tout entiers l’un pour l’autre, porte-parole de leur œuvre commune et amoureuse
Ils attendent le top départ dont ils ont décidé

Ou bien Isabelle ne s’est-elle mis du rouge qu’au bout d’un moment ? A-t-elle détaché et ébouriffé ses cheveux qu’elle avait d’abord serrés en un chignon strict ? Quitté ses lunettes de conférencière ?
S’est-elle changée ? Le lamé vert surgissant du tailleur qu’elle abandonne ?
(une autre fois je l’ai vue chausser des escarpins trop grands plantés au milieu d’un paysage de maquette – Alice asynchrone –, mordre avec passion dans des dizaines de citrons, embrasser à la manger la bouche de son partenaire {note}1)

Et Serge ? L’ai-je vu tomber la veste ? Rouler les manches de sa chemise ?
Se changer, se transformer, réapparaître, le dos droit, les épaules dégagées, endosser l’habit de l’action ?
Il est l’acteur de la transformation
C’est lui qui coupe le fil
À moins que ce soit elle ? (une fois, à la Cuisine {note}2 je l’ai vue scier du Placoplâtre, scier longtemps, rudement, à se donner chaud, à se faire mal)
Serge actionne la manivelle, l’élastique s’étire progressivement, faisant descendre la planète terre jusqu’au socle…

Mais avant cela, la conférence.
En préambule Serge nous informe qu’il nous est demandé, à nous public, de nous abstenir de rire car l’affaire est grave
De chausser le nez de clown à la place de rire, si quelque chose nous amuse
De fliquer notre joie
(autant nous demander de garder nos émotions pour plus tard) (ce serait amusant, ou terrible, si l’on pouvait sans les gâcher différer nos émotions, les ressortir au moment opportun) (transformer nos émotions en un geste, comme se mettre un nez de clown au milieu de la figure) (et que cela suffise pour exprimer) (sans refouler ni contenir ce qui pourrait nous nuire gravement) (ne risquerait-on pas un débordement ultérieur, hors de contrôle ?) (comme les filles androïdes dans le film de Wong Kar Wai, subitement secouées de larmes, ou de rire {note}3 ?)

La conférence.
Au sujet du climat d’abord, semble-t-il, “la terre va mal”, tout ça…
Isabelle lit un texte, des diapos sont projetées
Le propos se concentre sur la vitesse de déplacement de la terre dans l’univers
La perturbation de cette vitesse par la faute de la musique frontale qui a sévi durant des millénaires
Les ondes musicales déplaçant l’air toujours dans le même sens ont provoqué un dangereux ralentissement de notre planète sur sa trajectoire
(au risque d’un arrêt) (une catastrophe en perspective)

Des chiffres, des dates, des lieux, puis des références historiques à une certaine société secrète qui, à travers les âges, œuvre à tenter de réguler cette vitesse
Jusqu’à l’avènement du jazz, puis du rock et du punk, musiques enfin jouées “dans tous les sens”, ce qui rééquilibre peu à peu les forces agissantes
Avec l’aide des oiseaux
(Serge prend-il également la parole ?) (leurs deux voix alternent-elles ?)

Isabelle se change, oui c’est sûr
Elle a commencé en tailleur strict à chignon et d’un coup, la partie “conférence” finie, elle se débarrasse des lunettes, du collier, du tailleur
Le lamé vert surgit, exit les deux trois barrettes à chignon, libérés les cheveux noirs
Elle se passe du rouge sur les lèvres, ou peut-être l’a-t-elle fait juste avant d’enlever ses lunettes et de quitter le bureau

Elle s’avance
Il actionne la manivelle
Un son de remontoir hachure le silence
Suspend notre respiration à mesure que l’élastique se tend
On suit du regard la planète qui descend, qui descend, qui descend
Majestueuse, Isabelle en lamé vert s’approche
Une paire de ciseaux apparaît dans sa main

Y a-t-il des paroles prononcées à ce moment ? De la musique ? Est-il encore question d’équilibrage ?

Elle positionne les ciseaux sous la planète
Ou bien est-ce Serge, qui les positionne au-dessus, sa main en-dessous ?

Et coupe

La détente de l’élastique projette brutalement la terre en l’air dans un son de modem
(je ne me rappelle pourtant pas la planète se balancer ensuite un moment, au bout de l’autre moitié de l’élastique) (impossible de la visualiser, se balance-t-elle ?)
(ou bien, l’élastique coupé non pas en-dessous mais au-dessus de la sphère, reste-t-elle immobile dans la main de Serge, libérée de toute tension, l’élastique seul ayant été projeté ?)
(Serge et Isabelle face à nous, déclarant le festival ouvert les bras en croix, solennels, reliés par la terre apaisée qu’ils soutiennent chacun d’une main ?)

(ce dont je me souviens je crois l’avoir vu)

Nous applaudissons, mettons et enlevons les nez de clown, on a oublié de s’en servir pendant l’action
(c’était pour quoi déjà ?), je me retourne, dans le public certains l’ont encore sur le nez.

1Galerie La Mauvaise Réputation, “Tout est mélancolie - au dehors comme au dedans”, 29 mars 2018.

2Centre d’art et de design La Cuisine, Nègrepelisse, “VMAPV”, performance hommage à Sabine-Anne Deshais, 8 octobre 2016.

3Wong Kar Wai, “2046”, 2004.

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