Les histoires aussi se laissent tomber, les unes dans les autres

Fiona Vilmer, 2024

En observant le travail de Ludovic Beillard, une pensée pas vraiment dissimulée mais toujours en suspens : les états émotionnels, ceux qui s’engloutissent et ressurgissent, prouvent toujours que l’esprit se retrouve seul face au choc. Le mécontentement, la frustration, la crudité de l’affect en se propageant dans le temps, s’inscrit dans l’espace et façonne depuis l’intérieur le masque que l’on porte, et transforme, à l’extérieur de soi. Ludovic Beillard est sûrement lui aussi déjà passé par là. Les dessins et sculptures qui composent sa pratique, regardent dans les profondeurs de ces changements d’états, où se rencontrent le drame, la comédie, le grotesque et d’autres situations désespérées d’où s’échappe une sensibilité de l’expérience intime, éventuellement accompagné d’un rire grinçant, plus lointain à déceler.

La représentation de la mort tient une place importante dans le rapport que Ludovic Beillard entretient à la figuration dans ses sculptures, évoquant les momies obsédantes de Palerme (Italie), nichées dans les catacombes des Capucins dont les têtes tombantes de ces vestiges, figés à la verticale, les renvoient à une galerie spectrale de marionnettes. Mais ces figures sont métamorphosées, comme les masques en latex et en tissu de la série Peste Noire (2017). Elles contiennent cet étirement gestuel dans les visages malléables et dégoulinants, dont les contorsions semblent amplifier l’incarnation de sentiments préalablement enfouis qui auraient finit par se liquéfier, proches des effets spéciaux justement fabriqués à la main, des films de genre tels que The Thing (John Carpenter, 1982), The Fly (David Cronenberg, 1986) ou encore Society (Brian Yuzna, 1992) où des personnages fondent littéralement, vers leur propre extinction. Une transmission de ce qui se trouve à la lisière des sentiments réprimés.

Dans l’univers de Ludovic Beillard, les êtres sont quasiment désintégrés, frôlant la destruction, mais dont la traversée des extrémités émotionnelles permet de les préserver. Les personnages s’isolent, reclus en petit comité, ou en tête-à-tête, intercesseurs de récits sous la forme de saynètes. Dans l’exposition Concert & Maladies (2021) percole l’idée d’un enfermement civilisationnel, où les protagonistes dessinés se retrouvent confinés dans la représentation d’espaces clos. Chacun semble aplati par une dialogue de sourd qui pourtant résonne dans les verres de bières posés sur les tables, auxquels de petits instruments en verre ont été jouxtés. Les lumières de la fête sont blafardes, l’alcool est triste, la célébration se superpose à sa propre histoire.

Cet imaginaire traduit un réel qui partout s’infiltre, teinté d’une anxiété latente qui se reflète dans les modèles miniatures patinés et légèrement défraîchis d’appartements, de bars et de vitrines, de l’exposition Tout s’arrange (2020). Des fantasmes où l’espace se fabrique, peuplés d’idiosyncrasies, de preuves de soi imbriquées dans des décors. Tout dans ces mises en scène suggère des maquettes tout droit sorties d’espaces mentaux qui se rejouent indéfiniment, tel qu’une rupture, un départ ou peut-être juste la fin des vacances. Dans l’exposition Chagrin de Merde (2021) des figures sculptées en bois figent des têtes animales et celle d’un berger, soufflant dans des instruments, la mélodie inaudible d’une cérémonie doucereuse. Ni vraiment joyeux, ni complètement entaché de l’échec, l’espace des relations revêt une psychologie des angles morts où les petites histoires et les drames quotidiens, à la fois minuscules et insurmontables, guettent dans l’ombre du moi.

Depuis 2021, Angélique Aubrit et Ludovic Beillard ont une pratique collaborative de sculptures, installations, vidéos et dessins. Dans ce travail, leurs propres histoires se mêlent à la mise en scène de personnages dans des vidéos et des performances, pris des situations intimes chargées de psychodrames, avant de redevenir des poupées inanimées sous la forme de sculptures, encapsulent ces histoires. Les mains, les têtes et les pieds sculptées en bois s’apparentent à des casques surdimensionnés, isolant les voix et les gestes rendus aveugles sous des traits seulement creusés, proche des représentations des masques mortuaires. Costumes de tissus bouffants, satin et velours, habillent ces poupées grandeur nature qui se manipulent depuis l’intérieur avec contrainte, alourdissant les mouvements. Des sosies sans visages auxquels il est possible de s’identifier par leurs caractères et leurs attitudes.
Dans ces reconstitutions, des scènes de vies aux bord de l’autofiction sont célébrées dans ce qu’elles ont de plus tragique, comique, mais aussi de plus confus, nébuleux, et tendre, adressant une situation émotionnelles où les poupées échouent inlassablement à communiquer. Le grotesque de leur apparence à autant pour fonction de relater la lente ébullition que couve l’expérience de la déception, qu’à dédramatiser certains traumatismes. Dans Je n’entends plus aucune voix (2021), deux personnages se séparent sur fond de papier peint jauni, et se livrent à la l’infinie comédie humaine, d’abord sous la forme d’une vidéo (Résidence Lindre-Basse - Centre d’art contemporain - la synagogue de Delme, 2021), puis d’une performance (CAPC, 2022). Le reenactement et ses différents contextes accentuent l’ambiguïté entre objets morts et personnages vivants, entre le sujet et l’objet, entre les limites de la durée réaliste et les étendus de l’espace fictionnel, qui semble dès lors, autant exister qu’un espace réel. L’échelle du décor, des personnage, de leur rapport à l’altérité, joue sur un réel lui-même déformé par l’expérience, si bien qu’il est au départ difficile de déterminer s’il s’agit de poupées animées installées dans des intérieurs miniaturisés ou des costumes portés par des performeureuses, activés dans des maquettes à tailles humaine.

La rupture, le couple, la difficulté d’être en groupe, le rapport écrasant à l’altérité, la violence des amitiés, ou encore les compromis et les réconciliations qui font tenir une histoire, entretiennent la boucle éternelle de la déflagration entre soi et les autres. Angélique Aubrit et Ludovic Beillard nous accueillent dans ces états inconfortables, où le visiteur pris à parti dans les environnements, scrute la psychologie ambivalente de chacune des poupées, qui pourraient être nous. Dans Avec inquiétude mais aussi avec espoir (2021), une maison en papier kraft à l’échelle du lieu abolie le quatrième mur, et fait entrer le spectateur dans le groupe en l’intégrant à une scène de famille et à son possible malaise, sans vraiment y avoir été convié. Nous sommes chez elleux, mais chez nous aussi. La vraisemblance de ces situations, l’espoir des salles d’attente des affects, l’absence de script clair, l’ennui des bassesses humaines, se fixent dans les palettes d’actions réduites de chaque personnages, mises en boucles. Une platitude effective qui allongent la durée éprouvée du réel autant qu’elle en ouvre les abîmes. Dans le film Gris Clair (2022), deux personnages se disputent sur un lit filmé en plan séquence rapproché. Le spectateur, voyeur des méandres émotionnelles des sujets, est témoin d’une pesanteur de l’ambiance. Celle dont la lenteur s’installe dans l’image, et rappelle les versants du cinéma de Chantal Akerman ou de Belà Tarr, entre documentaire et fiction de la réalité observée.

En existant à la fois comme costumes et comme sculptures, les poupées s’envisagent comme des objets transitionnels, des interfaces poreuses aux écarts émotionnels. Elles incarnent des figures dissociées, permettant de se projeter dans les formes d’ « un refoulement collectif ». Dans Je veux que tu meures (2022), des personnages de plusieurs époques se côtoient dans le décor d’un vaisseau spatial. Les relations s’encombrent, là où un sentiment inavouable courtise le désir de mettre fin à la domination, à la manipulation ou à l’effacement de l’autre. À l’intérieur de ces récits théâtralisés, les personnages développent une fiction du traumatisme, d’où une possible consolation émerge dans la géométrie des relations. Les poupées s’écrasent autant qu’elles se réconfortent face à la complexité de l’altérité. Tout se délite, chaque personnage traverse la fiction, dérive, comme un moi défoncé aux états névrosés qui enflent et menacent, encore, littéralement de tomber en se déplaçant périlleusement dans le décor. Comme quoi les histoires aussi se laissent tomber. Les unes dans les autres, c’est un film qui n’en finit pas de recommencer.

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