Le hors champ du signe ou la survivance de l’histoire en milieu hostile

Guillaume Mansart, 2009

Il y a quelques années encore le livre Guinness des records recélait une aura particulière pour quelques pré-adolescents (principalement masculins), en mal d’insolite, de rivalité, voire de monstruosité et qui, de toute évidence, trouvaient dans l’ouvrage une variante un rien plus distinguée du célèbre « qui a la plus grosse ? ». Le livre Guinness, à lui seul, contenait alors ce que nous pensions être tous les héros de la vacuité du monde, une sorte d’amicale internationale des bizarres et marginaux de tous pays. Au fil des pages, photos à l’appui : l’homme à la peau la plus tatouée {note}1, le famille la plus poilue {note}2 la sculpture en ballon la plus rapide {note}3, le plus long lancer d’homme {note}4... Bref, une culture de l’extraordinaire se donnait en spectacle. Ce que le livre tentait, et continue, de faire, Phinéas T. Barnum l’avait déjà réalisé à la fin du XIXe siècle avec son célèbre cirque. Sous le sensationnel chapiteau du « P.T. Barnum’s Grand Traveling Museum, Menagerie, Caravan, and Circus », il proposait aux visiteurs une rencontre avec la sirène des îles Fidji, le Général Tom Pouce ou la nourrice de George Washington âgée de plus de 160 ans... Ces démonstrations sensationnelles devaient leur succès au caractère fabuleux des différents « numéros ». Le livre Guinness tout comme le cirque Barnum misaient alors sur l’intrusion d’éléments censément prodigieux à l’intérieur du contexte trivial de la réalité quotidienne.

L’arrivée, en 2005, de Youtube et Dailymotion a bouleversé notre rapport à ces formes insolites d’exhibitions. Si l’on peut trouver sur ces sites de partages de vidéos toutes sortes de films sur une variété incalculable d’étrangetés en tous genre, ils restent avant tout les outils d’une représentation du banal transfiguré, de l’extraordinaire à portée de main, de l’inepte démonstration. De l’antagonisme à une forme de conciliation, de la collision au frottement, les sphères du bizarre et du réel n’ont fait que se rapprocher jusqu’à finir parfois par se confondre.

Les exploits du quotidien, les talents de l’inutile, les chorégraphies de salle de bain, les défis du dimanche, ont fini par faire la peau à l’homme élastique {note}5. Et malgré des commentaires du type « Je ne sais pas si c’est la danse ou les fringues qui font le plus pitié », la danse de JeyJey dans le sous-sol de la maison de ses parents parvient a être vue plus de 11 920 394 fois sur Youtube {note}6. Les foules qui se déplaçaient pour voir les frères siamois ou la femme à barbe, ont désormais un accès direct à Numa Numa le gros chanteur playback à lunette {note}7ou à Chris Crocker le fan hystérique de Britney Spears {note}8...

Ce sont ces glissements progressifs de l’extraordinaire au quelconque, et inversement, qui constitue le champ de recherche plastique de Vincent Carlier. Il opère à cet endroit précis où tout bascule, où tout ce qui est vide de sens s’accomplit avec la rigueur d’une expérience de mécanique quantique et avec les moyens déployés du spectacle ; où tout ce qui fait exploit se réalise avec une apparente décontraction et en discrétion. C’est dans le sasse qui sépare l’extraordinaire du trivial, la virtuosité de l’inaptitude, qu’il installe avec conviction son oeuvre. Pour Jean-Yves Jouannais, l’idiotie est « la manière allusive, distanciée, dont se commente la découverte d’un monde où règne le vide, un monde dont l’économie naturelle compose, jusque dans nos corps, avec la béance et la fuite {note}9 ». Enoncée en ces termes, l’idiotie convient au millimètre à l’art que Vincent Carlier élabore projet après projet.

On n’imagine pas le temps qu’il faut pour empiler les unes sur les autres 2000 baguettes en bois afin de les faire tenir en équilibre. On a bien dans un coin de la tête une vidéo qui trainait sur Youtube de millions de dominos posés les uns à côté des autres (à moins que ce ne soit une version télévisée de ce spectacle aussi vain qu’hypnotique ?), mais malgré les indices de labeur qui surgissent de notre mémoire médiatique, l’expérience de cette architecture de baguette nous échappe. La sculpture qui se donne à voir droite et fragile se dresse avec un certain embarras. Malgré sa qualité plastique minimale, la construction occupe l’espace par une absence. Celle de l’acte, de la tension du geste comme on se l’imagine instantanément en voyant l’objet. Car Sen Waribashi c’est comme le trophée sans la compétition, les résultats sans le suspense du match, une partie de pêche en pisciculture. Il y a dans cette sculpture une forme de tranquille contentement qui prend à revers les dimensions spectaculaires de l’exploit aussi futile soit-il.

Si les Actions n°1, 2 et 3 n’ont pas la « spectacularité » retenue de Sen Waribashi, elles sont malgré tout elles aussi ce que l’on pourrait d’abord prendre pour des formes résiduelles. Leurs titres donnent déjà la mesure. L’oeuvre ne semble être que la présentation documentaire d’une action qui s’est jouée dans un hors champ. Le timing est ici encore décalé, le regardeur ressent immédiatement le « jetlag visuel ». Les oeuvres sont constituées : de socles spécialement conçus (hauteurs, formes et côtés) pour recevoir des objets (une pièce de deux euros, deux rouleaux de papier toilette vides, un avion en papier), et de plaques de plexiglas précisément sérigraphiées et découpées à leurs exactes mesures. Les trois actions (lancer la pièce 1000 fois, tenir en équilibre debout sur les rouleaux de papier toilette, lancer l’avion et le rattraper le plus de fois possible) paraissent s’être exécuter avec la même exigence scientifique que celle qui a prévalu à la réalisation des socles et à l’énoncé brut des données. C’est que derrière la gratuité et le peu de crédit mathématique que représentent ces « reliques performatives », il y a le plaisir du geste, la gratification de l’exactitude. C’est cette même exigence, que l’on retrouve dans des pièces comme L’horloge de poids ou Sans titre (le sablier d’une tonne) qui fonctionnent toutes deux sur des principes d’équivalence et proposent une sorte de synesthésie physique. Selon le célèbre principe d’équivalence énoncé par Robert Filliou : bien fait = mal fait = pas fait. L’oeuvre de Vincent Carlier pourrait opposer à cela que « ce qui n’est pas à faire doit être bien fait ». Il y a dans cet axiome un rapport poétique au monde que l’artiste Fluxus n’aurait sans doute pas renié {note}10.

On a beau faire l’effort, on n’imagine pas non plus la préparation qu’il faut pour entamer une traversée de l’Atlantique à la rame. Encore moins quand elle s’effectue dans son salon, en rameur d’appartement (Traversée de l’Atlantique en ergomètre, 2007-2008). Le suivi alimentaire, médical, la préparation physique, psychologique, l’acquisition des techniques de rames, les réglages du matériel... C’est un univers entier qui s’organise pour mener à bien ce projet à domicile. Mais comme « ce qui n’est pas à faire doit être bien fait », durant cinq mois et demi, Vincent Carlier, sur son ergomètre, a tiré les bras et poussé les jambes avec élégance pour parcourir les quelques 5011 km qui séparent la pointe Saint Matthieu (Finistère) du Cap code (Massachusetts). Partant du principe que l’exploit n’a pas l’usage du cadre de l’aventure, il a choisi de troquer les vagues sans fin contre le décor cosy de son intérieur. La performance sans l’aventure ou l’aventure ramenée au quotidien. Il faut dire qu’un tapis de salon recèle parfois autant de vies qu’un grand fond sous-marin. Pour figurer sa traversée, pas d’autre image que celle lancée dans le flux internet, un point qui avancent laborieusement jours après jours sur la parfaite courbe nord atlantique et plus métaphoriquement sur la ligne irrégulière de la vie de tout les jours. Carnet de bord : « Voilà une semaine que je rame dans les cartons. Changement d’adresse, attente d’une nouvelle connexion internet, pas de chauffage pendant trois jours... Tout ce règle peu à peu, et la côte approche. 20/12/2007 à 09:27:30 »

D’une manière allégorique, ce que nous dit le développement prodigieux des sites de partage vidéo c’est la fin brutale des grands récits, l’achèvement consenti des mythes de toutes sortes. Puisque tout s’exhibe avec l’impassible assurance que tout se vaut, les histoires fantastiques s’enfoncent dans le magma du désintérêt et de l’oubli. Par cette grève de l’imaginaire c’est la réalité elle-même qui vacille encore un peu plus. Loin de gagner un hypothétique terrain, elle se dilue. L’encre du récit dans l’eau du réel. « Rêver des histoires, écrit Alberto Manguel, en raconter, en rédiger, en lire ; sont autant d’arts complémentaires qui prêtent des mots à notre sentiment de la réalité et peuvent servir d’enseignement indirect, de transmission de souvenirs, de recommandation ou de mise en garde. Dans l’ancienne langue anglo-saxonne, le mot désignant le poète était maker, terme qui mêle le sens de tisseur de mots avec celui de bâtisseur du monde matériel (…) Les makers font exister les choses en leur donnant forme, et leur confèrent leur identité intrinsèque. Immobiles dans un coin de leurs ateliers et dérivants néanmoins au fil des courants du reste de l’humanité, les makers reflètent le monde dans ses incessantes ruptures et transformations et se font les miroirs des formes instables de nos sociétés {note}11. » Le bombardement médiatique des « petits récits » sans langage, autant que la rationalisation du monde, chassent aujourd’hui cette espèce menacée que constituent les makers. Pourtant planqués, sans chauffage, au milieu de quelques cartons de vaisselle empilée, ils subissent les assauts répétés de la fourniture d’accès illimitée et du dévoiement de l’imaginaire. Il s’agit alors pour l’artiste de mettre en place des stratégies, de s’approprier des codes, de s’exercer à l’entrisme, à la dérive, de produire des images à réinjecter dans les tuyaux sans fins du réseau. Des photos de pécheurs, fiers, la carpe obèse ou le brochet démesuré à la main et qui joueront le jeu de l’autosatisfaction et de « l’égotripgoogleïsé » feront parfaitement l’affaire (Trophée, 2007).

S’il tente de s’adapter pour mieux parasiter et mettre en perspective les données de l’échec du monde, le travail de Vincent Carlier contient également ce désir non retenu de poser l’art comme le champ d’une persistance possible du récit. L’oeuvre comme objet de résistance à l’érosion généralisée de l’histoire. Tout devient alors puissamment narratif dans ses pièces. Pas de questionnement épistémologique sur ce que doit être une oeuvre d’art, pas de tautologie bavarde, mais la ferme affirmation qu’il y a dans la mise en place d’un récit à travers un objet, une force qui se vit comme une contestation. « A l’imagination limitatrice des bureaucraties, ajoute Alberto Manguel, à l’usage réduit que la politique fait du langage, les histoires que nous racontons peuvent opposer un univers-miroir illimité qui nous aide à percevoir une image où nous figurons tous ensemble {note}12. » Une canne à pêche pour atteindre les plus obscures fonds des fonds sous marins (Partie de pêche à la fosse des Mariannes, 2008), des extravagantes housses pour compétiteurs de lancer de troncs (TOSSING THE CABER (lancer de tronc), 2007), des scoubidous tressés avec des tuyaux d’arrosage (Scoubidou, 2004), un feutre pour tracer les pointillés sur les routes bitumées (Posca, 2005)... chacune de ces oeuvres énoncent le plaisir du hors champ du signe. A travers les récits qu’elles appellent, elles sont autant de points de rencontre possible.Il y a parfois des connaissances hypothétiques, des certitudes qui s’effondre, des croyances corrompues. Et puisque la turlutte japonaise n’est pas une pratique exotique suspecte qui se jouerait à plusieurs mains sur fond de musique obsédante, de parfum ambré et d’huile corporel au jojoba (mais un ustensile de pêche) on doit bien noter que le langage recèle encore, dans quelques endroits improbables, un potentiel imaginatif inattendu. Des ustensiles conçus pour réaliser des traits de leurre pour la pêche en bateau donc... La turlutte japonaise traditionnelle sert essentiellement à pécher le calmar. Ce céphalopode décapode joui d’une renommée sans égale dans le grand livre des mythologies marines. C’est sans doute l’architeuthis, le calmar géant, qui a inspiré nombre de grands récits d’aventures (de Pline l’ancien à Jules Verne) et de croyances (notamment le kraken des légendes scandinaves). Pouvant atteindre une taille de plus de 18 mètres pour un poids d’environ 300 kg, il vit mystérieusement à l’ombre de 500 mètres de profondeur et sans jamais faire surface. Il devient alors pour Vincent Carlier le parfait symbole de cet entre-deux où la réalité écrit le mythe. L’animal revêt son costume d’envahissante mascotte portant les couleurs mêlées du réel et de fable. Et l’appât de pêche japonnais de réviser ses proportions pour s’adapter à la bête et devenir l’outil d’une fabuleuse capture. Posée au sol, la turlutte démesurément grande dit la détermination d’un assaut direct en direction de l’imaginaire. Dans l’espace confiné de nos existences, elle redistribue la possibilité d’une fuite.Parce qu’elle active le ressort de l’extraordinaire, l’oeuvre de Vincent Carlier pourrait parfois être prise pour une main tendue à l’homme le plus tatoué, la famille la plus poilue ou à la nourrice de Georges Washington. Partant de cette même volonté de camper l’idéel au milieu du désert du quotidien, de frictionner les champs des savoirs, elle prend pourtant le parti de l’évocation, de la construction mentale, de l’absurde, de l’inadéquation, là où c’est l’exhibition et l’obscène qui faisaient loi. Pourvue d’une puissante présence spatiale, ses pièces visent, et invitent pourtant à regarder ailleurs. En direction d’un monde sans repère où plier des milliers des feuilles de papier pour en faire autant d’avions de chasses de pacotille est un hobby comme un autre, un univers chaleureux où les beignets de calmars se font pour environ 2250 personnes et se partagent loin de l’image médiatique des flux continus, avec humour en toute convivialité.

Texte de Guillaume Mansart, paru dans le Catalogue personnel de Vincent Carlier, édité avec le soutien du Musée de l’Hospice St Roch, l’ENSA Dijon et la galerie/appartement Interface, 2009.

1« Le Néo-zélandais Lucky Diamond Rich a passé près de 1000 heures de sa vie à se faire tatouer. Et la contribution d’une centaine de tatoueurs. Après des motifs multicolores, il a choisi la sobriété en se faisant tatouer le corps entièrement en noir. Y compris paupières, oreilles, mâchoires et la peau entre ses orteils. Aujourd’hui, il revient à des motifs blancs superposés à des motifs colorés. », Livre Guinness des records

2« Un cauchemar pour les rasoirs, la trouille des coiffeurs : la famille Ramos Gomez ! Les dix-neuf membres sont tous atteint d’hypertrichose congénitale généralisée. Traduction : le corps des hommes sont recouverts à 98% par des poils épais, tandis que les femmes « profitent » d’un duvet plus fin. », Livre Guinness des records,

3« Les enfants en raffolent et à ce rythme-là, John Cassidy peut en faire pour tout le monde. Il lui a suffit de 6,5 secondes pour créer, avec un peu d’habilité et pas mal de souffle, un chien en ballon de baudruche. Un record pas près de s’envoler... », Livre Guinness des records

4« 1,98 mètres, 135 kilos, Juha-Matti Räsänen n’est pas du genre à rigoler. Surtout quand on sait qu’il est le détenteur du record de lancer d’humanoïde à mains nues. Cet homme fort venu de Finlande a envoyé à plus de 5,40 mètres sa pauvre cible d’à peine 60 kg. », Livre Guinness des records

5« Garry Turner est atteint du syndrome d’Ehlers-Danlos qui entraîne un déficit de collagène se traduisant par un relâchement de la peau et une hyper mobilité des articulations. Quand une maladie devient source d’un record insolite, ça donne une peau qui s’étire de presque 16 cm sur le ventre... », Livre Guinness des records

7Vidéo vue sur Youtube plus de 24 999 921

8Vidéo vue sur Youtube plus de 11 532 261

9Jean-Yves Jouannais, L’idiotie, b.a.m. /livres, Paris 2003, p.191

10Un rapport au monde poétique qui autorise le classement par couleur de chacun des confettis d’un paquet de 100 grammes afin d’en révéler la répartition chromatique (100g de confettis)...

11Alberto Manguel, The city of Words, House of Anansi Press, Inc., Toronto, 2007. Edition française, La cité des mots, Actes sud, 2009, pp. 26-28

12Alberto Manguel, Ibid., p.41

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