Jeanne Tzaut

vue par

Corinne Domer

Jeanne Tzaut

Au fil de ses itinéraires et voyages, Jeanne Tzaut se laisse surprendre et prélève dans l’espace urbain, des extraits d’espaces qu’elle est amenée à rencontrer. Ces éléments ne sont pas toujours ceux qui ont déjà été inventoriés ou recensés mais plutôt des espaces capables par leur singularité dans la trame urbaine, de mettre en résonance le commun, le quotidien, l’ordinaire, des bribes d’espace où il se passe encore quelque chose. Ce quelque chose est souvent une particularité du lieu qu’elle peut saisir en tant qu’image, un fragment architectural lui évoquant déjà par ses caractères propres une dimension sculpturale possible.Au sein d’une situation urbaine, il s’agit peut-être déjà de se saisir de la capacité d’un fragment avec ses propres nuances et variations à générer des anachronismes, à structurer et orienter un espace urbain, ou de la capacité de ce dernier à s’insérer et dialoguer avec un plus grand paysage. Dans un site spécifique, le fragment unique peut croiser des influences culturelles et temps historiques divers, questionnant ainsi les valeurs complexes de l’espace dans lequel il s’inscrit. Voir des éléments dans leur contexte permet de découvrir l’environnement dans lequel les formes et les matériaux continuent à être distribués et agencés, de vivre la façon dont un espace est occupé, habité, modifié, et comment la circulation s’organise.Cette acuité à recevoir la complexité de ce que sous-tend la réalité d’un espace urbain est toujours présente mais redistribuée, soumise à des enjeux esthétiques, artistiques et sculpturaux. Les extraits vus à l’extérieur et notés photographiquement sont soumis à une déterritorialisation systématique et sont recontextualisés dans un nouvel espace, qu’il soit intérieur ou extérieur. Tels des éléments architectoniques, les volumes sont restitués à leur autonomie en les montrant comme unités singulières, défiant tout cheminement vers une possible narration. Les sculptures et installations mises en œuvre, articulent des éléments dépourvus de fonction, qui deviennent des ornements, tout à la fois pièces d’un possible assemblage, motifs et abstraction.Ceci dit, il ne s’agit pas de « sculptures documentaires » tant les sources initiales sont perturbées. Changement d’échelle, utilisation de matériaux déclassés ou ordinaires, bricolage des structures, assemblages de plusieurs formes rencontrées, écart de couleur, invitent plutôt à nous placer d’emblée devant une réplique décidément imparfaite, à dévoiler un espace de jeu et à reconsidérer le déterminisme des objets.Différentes œuvres récentes telles Chimères (2015), Juste milieu (2014), Souvenirs du Portugal (2014) présentent ainsi des formes issues du langage architectural : mur, pilier, façade, pilastre, revêtement mural ou de sol, balustrade… Construites par assemblage, nous pouvons identifier les différentes textures et formes qui composent l’ensemble mais paradoxalement cette distinction s’avère très vite inefficace tant chaque élément ne se donne pleinement que dans la relation possible avec les autres, où chaque motif acquiert une dimension structurelle et diachronique.

Le travail conduit à la fois à une déperdition d’informations et une densification de l’œuvre. Les volumes deviennent étrangement des montages de surfaces à hautes activités visuelle et haptique, devenues zone d’échanges. Parfois, comme pour Arguedas (2015), - une large cloison posée en angle sur laquelle sont placés différents patterns -, l’objet s’apparente à une profonde peinture, un espace étrange hésitant entre un décor, une maquette, un présentoir de magasin et un bas-relief.

Par un jeu possible de va-et-vient, les œuvres autorisent ainsi les repères comme elles provoquent leur disparition. Un mouvement s’énonce avec l’ornement à partir duquel s’organisent des variations et à partir duquel l’espace de l’œuvre est polarisé et dynamisé dans l’entre-deux de la fiction et de la description. L’espace devient dynamique, presque organique où le caractère de déjà vu se mêle à l’opacité et l’étrangeté.

L’intérêt de Jeanne Tzaut pour la déconstruction des formes, des usages et espaces vus dans l’espace urbain, reflète aussi sa curiosité pour les implications historiques de la sculpture en général. Le caractère générique de certains travaux témoigne de son intérêt pour les compositions picturales, les assemblages et constructions des avant-gardes, la sculpture minimale des années 1960, le mouvement Néo-Géo ou encore l’Académie de Düsseldorf des années 1980 avec Ludger Gerdes et Thomas Schütte, mais ici, en se référant à la question de l’autonomie chère à certains de ces prédécesseurs, il s’agit aussi et dans le même temps, de signaler la dimension partielle et appropriationniste de l’artefact, le caractère éminemment transitoire de sa signification. Tendre vers un langage autonome est surtout pour cette artiste une invitation à engager le regard vers une sorte de dénuement psychologique et culturel, une mise à distance pour incarner d’autres formes de contacts et d’émotions.

En convoquant l’histoire de la sculpture du XXème siècle ainsi que les savoir-faire vernaculaires de base, la mémoire collective sur l’origine et l’authenticité des matériaux et des formes, Jeanne Tzaut interroge la façon dont les fragments urbains et les limites de leur transposition abstraite (volumes, matériaux, couleurs, textures, planéité) peuvent continuer à sous tendre la riche complexité de nos rencontres visuelles. Pour que l’art, comme la ville, restent des espaces de fréquentation de l’étrangeté, une condition essentielle pour construire une expérience individuelle de l’altérité.

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