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Collectionner l’absence

Marie Cantos, 2024

C’est une pièce ancienne, datant de ses études. Pourtant, elle ressurgit chaque fois que je songe à son travail, que j’en observe les œuvres et les expositions plus récentes. Ravalement de façade. Un titre décalé, comme souvent chez Pauline Castra.

C’est une image, aujourd’hui rattachée à un ensemble d’œuvres vidéo et photographiques intitulé « Captures », un ensemble de pièces à part au sein d’une pratique éminemment sculpturale et contextuelle. Sur cette image, quelque chose comme un objet archéologique, posé là, sur son fond noir, auquel ne manquerait qu’une ou deux réglettes indiquant l’échelle et la colorimétrie : une façade que l’on devine avoir été un mur, parmi d’autres, dans un intérieur, avant que ce dernier ne soit détruit, et que ce mur demeure, seul, devenant la façade de la maison attenante.

C’est une pièce ancienne, mais tout est déjà-là. Le pan de mur, comme un pan d’histoire. La coupe, qui permet l’observation. Les vestiges d’une occupation humaine. Le dispositif qui neutralise l’objet et l’isole de son contexte. L’objet comme trace matérielle et les traces sur ce même objet. L’absence. L’absence criante. L’archéologie, les collections, la muséographie. Un mélange de cocasserie et de tragique, aussi {note}1. Et puis, surtout, le mitoyen et faire-tenir.

J’ai rouvert Les Archives fantômes de Serge Margel. En exergue, Walter Benjamin (Sur le concept d’histoire) : « Il n’est pas de document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie […] ». J’ai revu mentalement les œuvres de Pauline Castra, ses objets – souvent issus de collections, parfois de collectes – accrochés, suspendus {note}2, perforés {note}3 ou cernés de tiges métalliques {note}4, maintenus par des fils {note}5, des scotchs {note}6, des sangles {note}7, des élastiques {note}8, protégés par des vitres, symboliques {note}9 ou réelles {note}10. Faire-tenir. Les objets et les discours. Faire-tenir en dépit de la violence du « déplacement de l’objet » où l’on voit « s’élaborer un processus non seulement de production mais aussi de destruction culturelle » {note}11. Les déplacements auxquels nos corps sont constamment invités, dans l’appréhension des sculptures et des installations de l’artiste, peuvent, en dépit de leur élégance et de leur apparente légèreté, charrier de douloureuses significations.

J’ai revu mentalement encore d’autres œuvres de Pauline Castra, ces objets désormais absents de leur contexte d’origine ou de leur lieu de découverte, des objets souvent insignifiants qu’elle moule {note}12, déchets, pierres, non-inventoriés, des objets dont les contours se perdent encore au fil des étapes du processus {note}13, des objets de collection retirés à la vue, oubliés dans des réserves, qu’elle imprime en 3D afin de les exposer {note}14. Serge Margel évoque un « espace fictionnel et fantomal » {note}15 où « s’élaborent les conditions politiques du partage ». J’ai pensé à la performance Vigil (2019) qui donna lieu à une vidéo éponyme : de nuit, à la lampe torche, l’artiste y fit visiter, à quelques privilégiées informées de l’événement, le jardinet à l’arrière du musée du Liebieghaus de Francfort, afin d’y découvrir un amas de « pierres oubliées », qui n’accèdera jamais au statut d’antiquités.

Et j’ai repensé à cette image d’un mur mitoyen devenu façade et témoignage à la fois.

2Tout en retenue, 2016/2020

4Amphory, 2015 ; Porter à cru, 2016 ; Face BBBBBB, 2017 ; Lénine, tête en l’air, 2021

11Serge Margel, Les Archives fantômes. Recherches anthropologiques sur les institutions de la culture. Paris : Nouvelles Éditions Lignes. Collection Fins de la philosophie. « Ouverture : Les archives aux confins de l’écriture et du savoir », p. 13

13Panser-Classer, 2020 puis Tords de cou, 2023

14Encore... et en corps à la traîne, projet en cours

15S. Margel, Ibid., p. 14

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